À l’occasion de l’entrée au Panthéon, ce 21 février, de Missak Manouchian accompagné de son épouse, Mélinée, vingt-trois personnalités ont fait remarquer qu’en focalisant la mémoire des étrangers dans la Résistance sur un seul couple arménien, on risquait d’occulter, au profit de la légende, l’histoire des fusillés du 21 février 1944. Plusieurs livres et autres initiatives permettent de réfléchir sur ce que l’historienne Annette Wieviorka appelle « le malaise » que suscite la forme de cette commémoration.
Les signataires de cette tribune écrivaient, le 23 novembre dernier, qu’« isoler un seul nom, c’est rompre la fraternité de leur collectif militant ». Pour ces historiens, réalisateurs ou descendants de plusieurs fusillés, « le symbole qu’ils représentent à juste titre pour nos compatriotes de la communauté arménienne est indissociable de toutes les autres nationalités et communautés qui ont partagé son combat et son sacrifice ». Signataire de la tribune, aux côtés notamment de Patrick Modiano, Serge Klarsfeld, Ruth Zylberman ou encore Patrick Boucheron, Annette Wieviorka s’est faite la porte-parole de ce doute. Elle publie un libelle au titre dans l’air du temps, même s’il ne s’agit pas d’une chute (Anatomie de l’Affiche rouge). Elle rapproche la décision présidentielle de faire entrer au Panthéon un seul condamné – celui que les nazis avaient désigné comme chef de « l’armée du crime » – et « l’anatomie » d’une affiche devenue un symbole dans la mémoire nationale. Elle se dit saisie par un double sentiment : « l’injustice » pour les autres fusillés, leurs familles, et « le malaise » provoqué par la légende.
Si Annette Wieviorka ne veut surtout pas qu’on lui reproche de sous-estimer l’histoire du génocide arménien et de la communauté arménienne en France d’où viennent Missak et Mélinée Manouchian, elle critique surtout une légende qui bénéficie de deux puissants marqueurs dans la mémoire nationale, deux monuments inaltérables : un poème d’Aragon et la chanson de Léo Ferré composée sur ce texte. Elle se demande si les discours autour de cette entrée au Panthéon ne risquent pas de rater une occasion de faire connaître l’histoire de cette résistance. Pourquoi les propagandistes auteurs de l’affiche ont-ils choisi ces Italiens, ces Espagnols, ces Juifs hongrois ou polonais, une Juive roumaine et un Arménien, tous condamnés dans un même pseudo procès ? Elle relate les destinées de chaque fusillé et de la seule femme, Olga Bancic, transférée à Stuttgart pour être guillotinée. Et l’histoire de leur arrestation, en revenant à sa fameuse enquête racontée dans son livre de 1986 Ils étaient juifs, résistants, communistes, publiée revue et augmentée en 2018 (aux éditions Perrin), à la suite de l’ouverture des archives de la préfecture de Paris. Elle y révélait le rôle décisif des Brigades spéciales de la police française dans la traque des futurs fusillés, et la fabrication par les affichistes de Vichy d’un pseudo « groupe Manouchian ».
L’expression par Wieviorka de ce malaise a finalement porté ses fruits. Les organisateurs de ces cérémonies se veulent rassurants, en citant le président de la République qui, dès l’annonce en juin 2023 de l’entrée de Manouchian au Panthéon, faisait savoir que cet « hommage […] permet de fédérer tous les combattants engagés dans la lutte contre le nazisme ». Une formule qui reste vague quand il s’agit de résistants étrangers et pour la plupart, juifs et communistes. Denis Peschanski, conseiller historique du comité qui œuvra pour cette panthéonisation, a insisté lors d’une conférence au Mémorial de la Shoah, le 1er février 2024, jour de l’inauguration de l’exposition Des étrangers dans la Résistance en France, sur la dimension consensuelle de l’initiative, le message se veut « universaliste » et nullement « communautaire ». Le choix de Manouchian tient justement à l’écho du mythe de l’Affiche rouge. Ses camarades, annonce-t-il, seront représentés dans la crypte par une plaque portant les noms des 23 et de Joseph Epstein, le chef direct de Manouchian, arrêté en même temps que lui. « Chaque étranger de la Résistance, conclut-il, entre avec sa propre histoire, avec son identité complexe et un point commun : l’amour de la France. »
L’exposition du Mémorial conçue et coordonnée par Sophie Nagiscarde, avec Denis Peschanski et Renée Poznanski comme conseillers historiques, présente en effet très bien, de manière pédagogique et en multipliant les exemples, l’activité des étrangers dans la Résistance. De nombreux documents originaux, trouvés dans des archives récemment explorées, des photos et des notes des brigades spéciales de la police française, qui filèrent et arrêtèrent toutes l’équipe d’Epstein-Manouchian, rappellent définitivement le rôle primordial de l’État français dans ces arrestations.
L’histoire des Francs-tireurs et partisans – Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), fondés par le Parti communiste français (alors clandestin), est très clairement exposée, tant pour l’organisation des groupes d’où venaient les fusillés de l’Affiche rouge que pour les multiples autres activités. L’historienne Renée Poznanski le souligne lors de sa présentation : « Il faut aller au-delà de l’histoire de Manouchian et de l’action armée, la Résistance avait bien d’autres dimensions auxquelles participaient les étrangers. » La seconde partie de l’exposition fait découvrir des aspects peu connus. Le travail de renseignement, à travers l’exemple de Catherine Varlin Winter, juive de Bessarabie qui rejoint les FTP-MOI à Grenoble, puis monte un service de renseignement à Toulouse, qu’elle poursuivit dans la Meuse. Ou bien « le travail allemand » qui diffuse de la propagande antinazie au sein des troupes d’occupation, non sans succès, avec l’appui de nombreux militants de la MOI, sans oublier un groupe de jeunes femmes juives germanophones sous la direction d’Irma Mico. Plusieurs autres personnages, notamment de province, sont présentés dans cette passionnante exposition.
La lecture des Étrangers de la MOI dans la Résistance, livre récemment paru de Claude Collin, chercheur basé à Grenoble, historien érudit de la Résistance dans sa région, confirme ces multiples activités. On y apprend, par exemple, le rôle des Hongrois dans la résistance grenobloise, la spécificité des organisations de jeunesse dans les organisations juives de la Résistance ou bien l’importance des étrangers dans deux groupes restés fameux, la « Carmagnole » à Lyon et « Liberté » à Grenoble, puis dans d’autres régions (Montpellier, Meuse). Claude Collin travaille à partir d’un indicateur « plus intéressant et plus fiable » que les déclarations des responsables à la fin de la guerre. Il établit ainsi que sur quatre-vingt-seize morts dans ces unités – depuis leur constitution jusqu’à la Libération – seuls vingt-trois sont des Français. Les autres sont des Polonais, Hongrois, Italiens, Espagnols, dont trente-quatre sont juifs. Au-delà de ces études minutieuses, Collin souligne que même le PCF minimisait, sinon ignorait à certain moment, cette présence étrangère. Il se demande pourquoi il a fallu autant de temps pour reconnaître la place des étrangers dans la Résistance, particulièrement dans les FTP, il évoque « une chape de silence » aux motivations essentiellement politiques. Elle commencera à se craqueler dans les années 1970-1980. Ce qui fait réfléchir aux discussions actuelles et aux reconnaissances tardives.
Pour ces réflexions, le livre d’Astrig Atamian, Claire Mouradian et Denis Peschanski laisse un peu sur sa faim. C’est un beau livre, c’est-à-dire un livre d’images. Nombre d’entre elles sont publiées pour la première fois, des archives de l’administration vichyste, les plans de filatures des brigades spéciales de la police parisienne, des affiches d’époque, des photos familiales. La brochure nazie intitulée L’armée du crime, avec des photos des condamnés spécialement mises en scène, illustre l’Affiche rouge que des photos montrent placardée sur les murs parisiens de 1944. Les dernières lettres de condamnés, montrées en fac-similés, sont particulièrement émouvantes.
La première moitié du livre, comprenant deux chapitres intitulés « Itinéraire de deux orphelins » et « De l’engagement à l’exil », est à l’évidence la plus intéressante. Un court et puissant récit du « génocide arménien au cœur d’une guerre totale », par l’historienne Claire Mouradian, donne de la force aux portraits de Missak et Mélinée issus d’une « galaxie d’orphelins ». Ils ont suivi des trajets séparés et mouvementés avant de se découvrir dans les milieux du Comité d’aide à l’Arménie (KOK) en France. Ils y deviennent des figures de proue de la mouvance communiste décrite dans l’article d’Astrig Atamian. Malgré ces précisions passionnantes, cet album ressemble surtout à un livre-hommage, un portrait souvenir d’un beau et courageux couple d’amoureux, broyé par la guerre. Il ne faut pas y chercher autre chose.
La légende de l’Affiche rouge est bien sûr traitée, mais sans originalité ni regard critique, plutôt les portraits d’Aragon, d’Elsa Triolet et de Léo Ferré. Guère plus, juste une mention de Denis Peschanski, qui renvoie aux préoccupations de Claude Collin : il a fallu attendre 1971 pour que la mention « Mort pour la France » soit attribuée à Manouchian, et le 18 février 2023 pour qu’elle le soit au dernier « membre » de l’Affiche rouge, Szlama Grzywacz, Juif polonais.
Comme quoi, il n’y a pas lieu de s’étonner que le parlement français adopte une loi anti-immigration dans un climat xénophobe aux relents vichystes, salué par le Rassemblement national, et que dans le même temps le président accueille au Panthéon un Arménien mort pour la France, incarnation de tous ces étrangers de la MOI dans la Résistance, souvent juifs et communistes. Un paradoxe qui peut être interprété dans les deux sens. Certains peuvent s’en offusquer. Au bout du compte, la puissance symbolique de Manouchian et de l’Affiche rouge qui n’exclut pas vraiment les 24 est autrement plus importante. Une manière de dire ou de rappeler à toutes les générations ce que la France doit à ces combattants étrangers.