Au Festival d’Automne 2023, le Théâtre du Soleil a présenté un magnifique spectacle, de et par l’Américain Richard Nelson, Notre vie dans l’art, inspiré de l’autobiographie de Constantin Stanislavski, Ma vie dans l’art. Il porte en sous-titre : Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923.
Plus que jamais, entrer au Théâtre du Soleil, c’est pénétrer dans un espace d’harmonie, sans que rien du monde extérieur soit oublié. Même le deuil est l’objet d’un rituel : une photo du défunt, entourée de petites bougies, accompagnée d’un texte, constitue une sorte d’autel. Actuellement, cet hommage est rendu à Christian Dupavillon, à l’origine de l’installation du Théâtre du Soleil en 1970, dans les bâtiments d’une ancienne cartoucherie au bois de Vincennes. Cet architecte, mort fin janvier, a connu un très riche parcours, au service de l’art, du théâtre, du patrimoine, depuis ses débuts au Festival international de Nancy et au Théâtre de Chaillot dans l’équipe de Jack Lang et d’Antoine Vitez.
De prime abord, Notre vie dans l’art peut déconcerter les fidèles du Soleil qui ne retrouvent pas l’espace familier ; mais peut-être se rappellent-ils un très beau spectacle de 2006, une création collective, Les Éphémères. La scénographie en est recyclée avec un dispositif bifrontal de gradins, de part et d’autre d’une aire de jeu, occupée cette fois par une longue table : la salle à manger d’une pension, où est logée la troupe en tournée à Chicago. La première scène se passe vers trois heures du matin et la dernière le lendemain vers minuit : ce dimanche, jour de relâche, est aussi célébré le vingt-cinquième anniversaire du Théâtre d’Art de Moscou, loin de son pays. La plupart du temps, les interprètes se tiennent à table, partagent les repas, se déplacent selon les heures, celle du thé ou de l’apéritif. Ils jouent finalement les sketches prévus en fin de soirée et chantent accompagnés à la guitare.
L’auteur et metteur en scène new-yorkais Richard Nelson s’est inspiré de la tournée triomphale du Théâtre d’Art en Amérique en 1923-1924. Il avait écrit la pièce pour la représenter en Russie. Mais, après l’invasion de l’Ukraine, il l’a proposée à Ariane Mnouchkine qui connaissait son travail et l’a traduite (Richard Nelson Notre vie dans l’art, L’Avant-scène théâtre, n° 1548, 2023). Il avait ainsi conçu les dix rôles des participants à la tournée et un onzième, celui de Richard Boleslavsky, Polonais, transfuge du Théâtre d’Art, exilé à l’Ouest. Il a dirigé en français les membres d’une autre troupe fameuse, celle du Soleil, qu’il considère comme « vraiment hors du commun« . Voir réunis des acteurs de différentes générations, parfois absents de la scène depuis un certain temps, suscite une émotion particulière dans le public : Shaghayegh Behesthi, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancso, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan.
Qui découvrirait ces interprètes serait admiratif de leur maîtrise de la polyphonie, de la variété des registres. Ils passent très vite d’une situation à l’autre, telles que la vie d’une compagnie peut en provoquer un jour de relâche. Le soir, après la représentation, alternent les commentaires sur le jeu dans La Cerisaie et les relations entre les partenaires. Les rivalités amoureuses, les jalousies privées suscitent l’émotion, même si la tonalité dominante est celle de la détente et des plaisanteries. Mais le contexte fait naître soudain des inquiétudes. L’accueil très chaleureux des Russes blancs peut susciter des craintes pour le retour en URSS. L’entrée au Canada s’avère interdite pour les supposés Bolcheviques. Les conditions financières très défavorables se découvrent grâce aux explications de l’ancien collègue déjà installé aux États-Unis.
Richard Nelson a bien mis en lumière la complexité de cette tournée réputée triomphale. Stanislavski avait même envisagé de ne pas repartir, comme d’autres membres de la troupe. Ma vie dans l’art, écrit à la suite d’une commande, avait d’ailleurs été publié en anglais, avec une dédicace au peuple américain. Stanislavski aurait même pensé travailler six mois à New York, six mois à Moscou, dans un théâtre en voie de construction, mais convoité par l’Allemand Max Reinhardt. Dix-sept ans après la révolution, le grand metteur en scène de Tchekhov pâtissait du discrédit de l’écrivain, référence majeure pour Richard Nelson dans son travail théâtral et sa vie personnelle.