Gaëlle Obiégly jette beaucoup. Sa façon d’écrire consiste à excaver, à épurer, à dépersonnaliser, à faire le vide en quelque sorte, pour approcher une vérité enfouie dans des couches de faux-semblants ou d’automatismes, pour dégager quelque chose de « totalement inconnu », titre de son dernier livre (Christian Bourgois, 2022). Dans Sans valeur, qui prend la forme d’un essai autobiographique, elle poursuit une réflexion sur la valeur des choses entamée avec Le musée des valeurs sentimentales (Verticales, 2011) en se demandant, à partir d’une histoire très incarnée, ce qui différencie les déchets des archives.
Un jour, en faisant son jogging autour de chez elle, dans le XIe arrondissement de Paris, la narratrice tombe sur un tas d’affaires abandonnées dans la rue de Charonne : papiers, livres, photographies en vrac. Au lieu d’y jeter un regard distrait ou de l’agiter rapidement pour voir s’il s’y trouve quelque chose d’intéressant, elle est saisie ; elle sent son cœur s’affoler et voit dans cet amas quasi organique un signe qui lui est destiné. Elle récupère un cageot chez une marchande de fruits pour l’emporter chez elle et lui faire une place dans sa maison.
Dès lors, elle vit avec ce « petit tas d’ordures » une véritable aventure amoureuse, vivant toutes les étapes d’un parcours sentimental. Il y a d’abord le choc bouleversant de la rencontre, puis la découverte progressive de ce qu’il est, de ce qu’il révèle de son ex-propriétaire. Elle le contemple, l’apprivoise, s’adresse à lui et en prend bien soin. Dans un premier temps, elle s’identifie à ce qu’il représente, qui la libère d’elle-même : « ma façon à moi de me l’approprier passait par l’imagination. J’inventais une histoire à la personne qui avait abandonné le petit tas d’ordures. L’histoire que je romançais était la mienne. Mais elle me plaisait davantage, elle était plus légère que ma propre histoire ». Mais dans un second temps, elle en fait l’inventaire, touche à la vérité de celle qu’elle représente et qu’elle commence à mettre à distance, ce qui la conduit finalement à rejeter le petit tas d’ordures puis à s’en défaire.
Contrainte de déménager, car son appartement est situé dans une ancienne usine de luminaires vouée à être transformée en hôtel de luxe, la narratrice médite au même moment sur le sort réservé à ses propres affaires. « Pour chaque chose, je me demandais qu’en faire. L’envoyer au paradis des archives ou la condamner au néant du sac-poubelle. » La rencontre avec le petit tas arrive à point nommé pour réfléchir sur la valeur des choses : entre celles qui n’ont de prix que pour soi et celles qui peuvent en avoir pour d’autres, être récupérées ou recyclées ; entre celles auxquelles on donne l’autorité de l’archive et celles que l’on met définitivement au rebut. L’intelligence sensible et singulière de Gaëlle Obiégly donne à cet examen une minutie extraordinaire. La question du statut attribué aux restes ou celle de la valeur ne sont pas seules en cause : les parts de hasard, d’indécision, de circonstance, de relation entre soi et d’autres sont aussi déterminantes qu’indéterminées. Et puis qu’est-ce qui témoigne d’une vie et pour elle ? Qui, au présent, décide ce qu’a été le passé de quelqu’un ? Quelle valeur chaque époque donne-t-elle aux fragments désordonnés et abandonnés ? Quelle affabulation produit-elle ? Gaëlle Obiégly ne répond ni en historienne, ni en philosophe ; mais, en écrivaine, elle explore tous les possibles ouverts par les déchets : « Le hasard me fait hériter de ces déchets. Ils m’offrent un catalogue du passé proche. Ils me font voir le présent, c’est du présent qui a vieilli. Un peu écaillé, il est à la lisière du passé. […] Le petit tas d’ordures se substitue à mes archives. Mes archives me laissent moins de possibilités que les ordures d’une personne inconnue ».
La rencontre avec le petit tas d’ordures donne ainsi lieu à une réflexion sur l’écriture et sur ce qu’on laisse derrière soi dans ce domaine. Si elle peut la définir comme une mémoire externe, la narratrice conçoit aussi l’écriture comme une déchetterie : fragments, réflexions, histoires jetées dans une poubelle publique. La valeur de la trace est aussi indécise que celle de n’importe quel autre déchet. Dans l’amas trouvé dans la rue, entre autres ordonnances, ticket de PMU, photographies et cartes postales, il y avait deux journaux. L’un publié, celui d’Etty Hillesum, Une vie bouleversée, un livre qui au départ n’en était pas un. « Quelqu’un a fait en sorte que ce ne soient pas des déchets. Mais un trésor. » L’autre a été tenu par la personne qui a abandonné ses papiers dans la rue. Or ou Ordure ? Tant qu’il n’a pas été ouvert, la narratrice ne le sait pas. Lorsqu’elle décide de le lire, il se révèle être un document raciste, tout de haine et d’aigreur. Il parle de son autrice qui se trouve résumée à ce qu’elle a laissé.
Or Gaëlle Obiégly, qui se confond ici avec la narratrice, tient aussi un journal. Elle prend des notes, elle accumule des documents dont elle fait la matière première de son écriture. La question de ses archives l’inquiète plus que la mort ou le néant. Elle considère tous ses cahiers comme impubliables. Elle ne peut donc les laisser derrière elle puisque les écrits impubliables sont « précisément ce genre d’écrits dont on raffole quand il s’agit des autres ». Elle ne peut pas les jeter puisqu’elle en a besoin pour écrire au présent. Elle voudrait en même temps être sûre que ce sont de futurs déchets, pouvoir s’en débarrasser juste avant de mourir, mais en aura-t-elle le cran ? Qui doit décider de la valeur de ces documents ? Garder ou jeter, fuir ou rester sont ainsi les deux alternatives impossibles dans lesquelles elle se trouve prise et qui font la force et le suspense de ce grand petit livre.