La biographie imaginaire est un genre qui, depuis l’Antiquité, a permis de transcender les frontières entre fiction, essai philosophique et histoire. Alain Le Rille nous en offre un exemple dans le domaine de la physique avec la vie de son Louis d. B., scientifique aux prises avec la révolution quantique, à mi-chemin entre fiction et réalité.
Quand, en 1988, l’historien de la physique Russell McCormmach publia Night Thoughts of a Classical Physicist, biographie fictive de Victor Jakob, physicien allemand très mal à l’aise avec la révolution scientifique qui bouleversa son époque, le livre fut accueilli par une quantité d’articles et de critiques inhabituelle pour un texte d’histoire des sciences. George Steiner, bien que peu convaincu par les qualités littéraires de l’auteur, salua l’originalité du choix d’une forme aussi ancienne que la biographie imaginaire dans le domaine de l’histoire de la physique. Presque quarante ans ont passé et la biographie imaginaire est un genre très fréquenté qui en France nous renvoie à Marcel Schwob ou, plus récemment, à Pascal Quignard et à Pierre Michon. Pourtant, bien qu’il s’agisse d’une forme utilisée depuis l’Antiquité pour traverser la frontière entre l’essai historique ou philosophique et la littérature, les percées du côté des sciences naturelles et de la physique restent plutôt rares.
Alain Le Rille, professeur de physique et titulaire d’un master d’histoire des sciences, reprend le flambeau de Russell McCormmach. Il nous propose un ouvrage qui peut se lire à plusieurs niveaux : comme un roman d’abord, mais aussi comme un livre de vulgarisation scientifique et comme un essai historique sur les débats que la réception de la première révolution quantique a suscités au sein de la communauté des physiciens. Tout se passe à l’époque des cinq premiers congrès Solvay (1911, 1913, 1921, 1924, 1927) présidés par Hendrik Lorentz. Il s’agit de ces grandes réunions de savants qui virent, à la suite de l’introduction des quanta par Planck dans son étude sur la radiation du corps noir (1900) et par Einstein pour expliquer l’effet photoélectrique (1905), la naissance de la théorie quantique puis l’affirmation progressive de son interprétation due aux écoles de Copenhague et de Göttingen.
Le roman s’ouvre et se clôt sur le plus fameux des congrès Solvay, le cinquième, qui s’est tenu en 1927 et qui vit l’affrontement entre l’interprétation soutenue par Bohr et Heisenberg, entre autres, et celle d’Einstein et Schrödinger. La première attribuait à l’aspect probabiliste de la nouvelle théorie une dimension intrinsèque, inséparable de la nature fondamentale de la réalité. La seconde associait l’utilisation de la probabilité à un manque de connaissance et donc au caractère incomplet de l’approche quantique. On se souviendra aussi que, bien qu’équivalentes en termes de capacité prédictive, la formulation basée sur des calculs matriciels due à Heisenberg sera plutôt associée à la première interprétation tandis que l’approche ondulatoire, liée au nom de Schrödinger, le sera à la deuxième.
Les huit parties qui composent le roman portent des titres se référant soit aux concepts clé de cette fameuse polémique, tels « Dualité », « Sortir de la matrice », « Complémentarité », soit au malaise du protagoniste vis-à-vis de l’interprétation probabiliste, tels « Une mécanique grippé », « Un monde étrange » et « La tombe de la raison ». Les brefs chapitres qui composent chaque partie suivent la forme d’un compte rendu des séances de psychanalyse du protagoniste, Louis d. B., les questions de l’analyste dirigeant l’attention tantôt sur sa vie personnelle, tantôt sur ses relations professionnelles avec ses éminents collègues. C’est là que le dispositif littéraire du livre montre sa subtilité. En effet, les prénoms de la plupart des personnages correspondent à ceux de la biographie réelle de Louis de Broglie, qu’il s’agisse de sa famille, son frère Maurice, sa mère, Pauline, son père, Victor, ou des physiciens qui l’entourent, Hendrik (Lorentz), Albert (Einstein), Erwin (Schrödinger), Léon (Brillouin), Paul (Langevin), Werner (Heisenberg), Wolfgang (Pauli). La narration, en revanche, juxtapose une vision de la physique qui est celle du vrai Louis de Broglie et une biographie tout à fait imaginaire. Ainsi, on pourra lire les débats entre physiciens et les réflexions de Louis comme une dramatisation de l’histoire de la physique quantique. On profitera ainsi du talent pédagogique de l’auteur dans des pages dignes de la meilleure vulgarisation.
D’autre part, la vie de L. d. B. et les vicissitudes de sa famille relèvent d’un registre totalement fictionnel. Le Louis de Broglie historique, Prix Nobel de physique en 1929, fut prince puis duc, il était issu d’une famille de la plus ancienne noblesse, avait notamment pour ancêtre Germaine de Staël. Pendant l’Occupation il accepta, avec son frère Maurice, des fonctions très importantes sous le régime de Vichy. Au contraire, le Louis du roman est issu d’une famille populaire, son père est un immigré italien et un communard, son frère Maurice est mort très jeune. Il est proche des communistes et perd la femme de sa vie, militante antifasciste, dans l’Italie de Mussolini. Il incarne dans la science comme dans la politique un monde marginalisé et déçu par le cours implacable des événements.
Au cours de ses séances d’analyse, les aléas de la vie, la maladie, la vieillesse, la mort, s’entrelacent avec la crise des certitudes engendrée par la nouvelle physique. Les scènes de la vie du personnage et les pages dédiées aux débats philosophiques et scientifiques alternent au fil des chapitres, grâce aux questions du psychanalyste, grâce à des analogies ou à des jeux de mots. L’alternance de ces deux registres prend parfois une allure presque comique, comme lorsque Louis se laisse aller à une digression sur le déterminisme de Laplace et se fait reprendre par son psychanalyste qui lui dit : « Revenons à ce qui se passait dans cette chambre, voulez-vous ? » Louis répond : « Il ne s’y passait rien de bien particulier en fait. Une des mes grands-mères avait demandé : vous croyez qu’il va vivre ? Personne n’était sûr de rien apparemment ». De façon similaire, dans le chapitre suivant, une description de l’image du monde de la mécanique classique comme ensemble de « points matériels » et de courbes tracées par leurs trajectoires est interrompue par la question du psychanalyste : « Parlez-moi de la trajectoire que vous suiviez avec votre mère ».
Au fil du roman, la vie imaginaire de Louis, l’histoire de la physique et la politique s’entrelacent de plus en plus. Vers la fin du livre, des chapitres dédiés à la crise du langage et à ses difficultés à saisir la réalité s’entremêlent avec la description de la disparition de la femme aimée dans l’Italie fasciste. Ensuite, dans une séquence syncopée on verra la mère du protagoniste, proche de la mort, utiliser les mots d’une manière de plus en plus incohérente à côté d’un Niels Bohr convaincu de l’incapacité du langage à décrire la réalité à l’échelle atomique mais incapable de renoncer à en parler : « Nous avons exploré un domaine si radicalement étrange qu’on ne peut le saisir que dans l’abstraction d’une parole mathématique, ou bien se borner à l’évoquer par métaphores. Avec notre physique nouvelle, le langage est en faillite ».
L’atmosphère, très mélancolique, est dominée par un regard tourné vers un passé marqué par la perte et la défaite. C’est comme si l’effondrement des certitudes de la science classique était intimement lié à l’impossibilité de dépasser la maladie, la vieillesse et la mort qui sont le lot de tout être humain. Une page très délicate compare le sentiment d’extranéité du protagoniste pendant la conférence Solvay à la solitude éprouvée au cours d’une grande réunion de famille où il se chargea, dans l’indifférence générale, d’aller chercher sa grand-mère à l’hospice. La disparition et la mort marqueront encore la fin du roman avec une note finale rappelant l’assassinat de Pasolini et La disparition de Majorana de Leonardo Sciascia.
Ce beau livre n’est pas fait que de mélancolie. On y trouvera aussi des pages évoquant le regard curieux et un peu magique d’un enfant sur des phénomènes naturels revisité ensuite par l’homme désormais chercheur et physicien. C’est là un sentiment que reconnaîtront ceux qui ont fait des études scientifiques. Contrairement à un préjugé très répandu, le regard du scientifique ne correspond pas toujours à un désenchantement par rapport à celui de l’enfant. Au contraire, il se pose parfois sur le réel avec l’esprit plein d’étonnement d’une enfance retrouvée. C’est ce vertige animé par la tension jamais totalement résolue entre perception et langage qu’on reconnaîtra, à plusieurs reprises, en lisant L’onde et la particule.