Ce Journal a été publié pour la première fois aux éditions du Seuil au début du mois de mai 1968. Aucune vente, aucun article de presse. Et pour cause. La France était ailleurs. Le resterait-elle aujourd’hui ? Les éditions suisses Héros-Limite, dont l’amateur de livres sait la qualité du travail, ne le permettent pas. Jean Colin d’Amiens est à lire, à voir et (enfin) à reconnaître. Il vient vers nous, en son Journal : « Immobile, je pars de mon lit où j’ai posé mon corps. »
Toute sa courte vie n’a été que peinture et écriture, don de soi à une œuvre laissée aux autres, c’est-à-dire à ses contemporains et à ceux qui suivent : nous-mêmes. Il a rencontré Malraux, s’est lié avec Julien Green, Marcel Jouhandeau et surtout Joseph Czapski. Tous appréciaient sa personne et sa peinture.
Sa démarche est d’abandon et de métamorphose : abandon forcé du geste de peindre pour celui d’écrire. Précisément : pour le poursuivre en écriture. Il ne renonce pas à montrer, il change sa manière de montrer : « Je me souviens aussi de la sanglante chevelure d’un bouleau sur le bleu dur d’un ciel d’hiver. » La maladie de Charcot (qui le frappe en 1956, à vingt-neuf ans) le contraint à passer du pinceau au stylo. La page de son journal intime devient un tableau écrit. « Le mot seul brillait et me soutenait. »
L’envie d’écrire a capté l’envie de peindre, et le stylo retrouve et suit le chemin de l’œil du peintre : « Près de la fenêtre, un bouquet d’ici, comme ceux que je ne manquais jamais de cueillir le long des chemins et qui, une fois dans ma chambre, m’obligeaient à prendre une toile et à les peindre. » (24 juin 1958) Il accède à un équilibre de vie présente et de mort à venir, un point d’appui où il peut tout accepter : « Et je suis sûr, pour combien de temps… que tout ce qui doit m’arriver est sans importance, la mort elle-même. Car tout est hors de mon pouvoir ; sauf répondre à cette présence du petit bouquet, entrer dans l’immense forêt qu’il propose à mon œil, et y suivre le chant de cet oiseau mystérieux que j’entends, qui m’appelle, que je ne vois jamais. »
C’est d’une lecture rude et éblouissante, parce que le corps de Jean Colin est aussi le nôtre, celui de tous. Sa révolte ne peut nous rester étrangère. Non plus que son acceptation : les deux restent pétries ensemble et ne sauraient entendre les sentiments et « consolations de rigueur ». Les pages du journal de la fin où, décrivant la nature, Jean Colin d’Amiens trace en fait à l’aide des mots les tableaux qu’il voudrait peindre, mais ne peut plus et ne pourra plus jamais peindre, ces pages ont quelque chose d’inoubliable : elles réalisent ensemble le tableau et l’écriture. La vie qu’il perd jour après jour, Jean Colin la recueille et la thésaurise pour nous.
Jean Colin ne nous donne pas à voir une œuvre imaginaire, il nous livre, avec les mots devenus dessins et couleurs, une pure intensité de vie perçue : la page écrite est alors la toile, et les seuls mots, en leur exactitude, forment les caractères de la peinture. La parole est en même temps écrite et peinte. C’est un travail prodigieux, à la fois de renoncement à la peinture et d’accomplissement d’un tableau à l’aide des mots.
L’angoisse a été le levain d’un art d’écrire. Art que Jean Colin métamorphose en art de vivre et de mourir. C’est-à-dire d’accepter par toute la force même du refus.
Au seuil même de la mort qu’il sent approcher et prendre jour après jour possession de ses forces et de lui-même, corps et âme, Jean Colin d’Amiens est plus que jamais créateur et homme vivant de haut défi. Il nous apprend qu’une leçon de savoir-vivre n’est rien si elle n’apporte avec elle une leçon de savoir mourir. Son journal forme la chronique d’une vie invaincue par le corps même qui s’en déprend et se défait, restant jusqu’au bout comme un impitoyable et fraternel adversaire : « J’ignorais ce moment où les forces du corps sont diminuées au point que rien ne peut nous voiler l’angoisse qui nous habite… », écrit-il en mars ou avril 1959 à Marcel Jouhandeau.
Cette angoisse a été le levain d’un art d’écrire. Art que Jean Colin métamorphose en art de vivre et de mourir. C’est-à-dire d’accepter par toute la force même du refus. « Je sens tout juste que j’existe », écrit-il sur la fin. On souhaiterait volontiers aux gens de pleine vigueur (et on serait tenté d’ajouter : de pleine vigueur politique) de se sentir ainsi. Alors ils commenceraient à vivre. Le monde changerait de face. Car la vie ne lâche pas sa proie si facilement.
Le 28 juin 1958, Colin écrit : « Peu comprennent l’irritation et même la souffrance que ressent l’écrivain pendant cette profanation publique du langage qu’est le discours d’un ministre, le sermon d’un curé dont la méthode semble consister à n’user que de mots pompeux et vides, mort-nés dès qu’ils franchissent leurs lèvres, codifiés par le rite médiocre des choses qui se font et de celles qui ne se font pas. C’est insulter leurs auditeurs et les prendre pour bêtes que de leur tenir ce langage. » Avec cet extraordinaire rapport aux autres qui, à défaut de le comprendre, sont compris et excusés par lui, la lucidité du malade vis-à-vis du bien-portant devient impitoyable encore que sans amertume. Le 5 juillet suivant : « Le malade doit être très humble et ne jamais révéler à ceux qu’il aime le plus qu’ils sont devenus étrangers à sa vie. Il ne dit rien parce qu’il sait que ces paroles-là ne représentent aucune réalité dans l’esprit de ceux qui ont un usage normal de leur corps. C’est probablement le cœur même de la maladie que cette découverte, puis cette expérience, terrible et bien plus douloureuse que la souffrance du corps ».
Dans cet apprentissage même d’une solitude inconnue à son entourage, si attentionné que celui-ci puisse se montrer, Colin ne se referme pas sur lui, ne reste pas étranger au monde ni à la politique : « Notre France dont j’ai honte et dont je suis fier parce qu’elle a enfanté un communiste, Henri Alleg ; un pasteur protestant, M. Mathiot, et une jeune fille de l’Action Catholique, Francine Rapine, tous deux condamnés par le tribunal de Besançon pour avoir aidé la fuite en Suisse d’un Algérien du FLN traqué par la police. Une résistance de l’Amour commence à naître et elle sera le levain de cette grande masse pâteuse, aplatie et amorphe. » C’est qu’immobilisé il n’oublie pas « le côté rue où l’on voit des gens qui marchent ». Il n’invite pas à traverser la rue mais bien à la prendre en toute sa longueur et sa fatigue, et à ne pas l’oublier. Il improvise son écriture comme seul le cœur détaché de tout mais percevant tout peut mettre et laisser la vie en mouvement : lui qui va mourir retrouve le concert du monde, le « concert sur terre », comme l’écrivait Patrice de La Tour du Pin.
Ne pouvant plus même y marcher, il découvre la Terre en mourant et en y écrivant. Voici le 10 juillet de la même année : « De la perspective de mourir à petit feu, me voici passé à celle de marcher un jour. Au point où je suis, ces deux buts étant vraisemblables et insensés également, je les vis au fond de moi sans en parler. Mais je me dis que si un jour je retrouve l’usage de mes jambes, je ne pourrai plus accepter de monter en voiture. Tant il me semble que rien ne me sera plus merveilleux que de marcher et de découvrir la terre en marchant. »
Il marche, si l’on peut dire, immobile depuis son lit, arpentant « la qualité de solitude nécessaire pour qu’un rideau devienne le support de la contemplation ». Cloîtré par son mal, il aspire à être « un homme de la rue pour Véronique » et le linge qu’elle porte, afin d’y imprimer le visage de sa page écrite. Elisabeth von Plater-Syberg est alors venue auprès de lui, avec son oncle, le peintre Czapski. Elle obtient de la famille Colin de s’occuper de Jean à part entière.
Jean et Elisabeth se marient dans la maison familiale à Amiens, le 27 décembre 1958. Jean meurt le 27 juin 1959. À partir de cette date, longtemps les maisons d’édition restèrent silencieuses et vides, le Journal sans doute trop lumineux de Jean pouvant y faire seulement une visite, inaperçu, sans témoins à gêner. Et pour cause : qui ne redouterait, après sa lecture, de retrouver une vie normale ?