Le Questionnaire de Bolaño : Gaëlle Obiégly

Régulièrement, En attendant Nadeau interroge un écrivain par le biais étonnant du « Questionnaire de Bolaño », créé par Emmanuel Bouju, à partir de la dernière interview du grand écrivain chilien donné à Playboy Mexique. Alors que paraît son nouveau livre, Sans valeur (éditions Bayard), c’est au tour de Gaëlle Obiégly de se prêter à l’exercice.


Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?

C’est, en même temps que le phénomène, le mot qui le désigne. J’entends du bruit. Le mot « bruit » me vient immédiatement à l’esprit. 

Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ? 

Le mot « bruit » ressemble au mot « fruit », euphoniquement et graphiquement. Le mot « écrivain », un peu à crevette ou à écrevisse. Tout dépend de la stature de l’écrivain. Un fruit ou une écrevisse ne répond pas au même genre d’appétit. Le mot « bruit » est ramassé à première vue mais extensible. Vous pouvez le décomposer en deux syllabes. C’est commode pour une poésie. Le mot « écrivain » est sec, lent, stable. Tout comme le mot « aviateur ». 

Álvaro Lapa pour le Questionnaire Bolaño de Gaëlle Obiégly
Álvaro Lapa, Sans titre © CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

Qu’est-ce que la littérature française ?

Je l’ai rencontrée en 1981. C’était alors une rose fraîchement éclose. Nous nous sommes retrouvées plus tard. Elle avait sombré dans l’alcoolisme et la misère. Je l’ai délaissée pour fréquenter des philosophes. Puis, belle et bizarre, la littérature française a ressurgi dans ma vie. Je l’ai assise sur mes genoux et je l’ai injuriée. Elle, impassible, ses cheveux rejetés en arrière, n’avait d’yeux que pour le bleu du ciel. Bref, tantôt édentée, blême, maladive, tantôt majestueuse, féroce, la littérature française est une déesse qui renaît toujours avec sa merveilleuse adolescence. 

Marcel Proust, Claude Simon ou Annie Ernaux ?

Je ne veux pas choisir selon des critères littéraires car ces trois œuvres m’importent énormément. Mais pour jouer le jeu, disons : le moins primé des trois, Marcel Proust.  

Que pensez-vous de la « littérature mondiale » ?

« Littérature mondiale » désigne une sélection disponible dans les aéroports internationaux, avec les parfums, les bouteilles d’alcool, les cartouches de cigarettes. Elle varie selon les années. Il y a les nouveautés et les classiques, comme pour le parfum et les alcools. Les emballages des articles de « littérature mondiale » sont tapageurs ou affichent une certaine dignité. À l’aéroport, leur étalage permet de passer le temps. Tu regardes les classements de vente, les couvertures, tu en ouvres quelques-uns, tu lis le début, tu vaporises sur ton poignet. Dans cette situation d’attente, tu as des attentes envers le texte. Il faut qu’il te transporte et te fasse oublier le temps et l’espace où tu te trouves. « Littérature mondiale » propose un choix qui répond à cette exigence. Le personnel de vente satisfait les intérêts du commerce et les besoins de la clientèle en partance par une mise en place influente. Il faut calmer tout le monde ; enrichir, divertir. Il faut que les gens voyagent agréablement. « Littérature mondiale » me fait penser à « pastilles à la menthe ». La langue y est comme anesthésiée. 

Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?

Je choisis Emily Dickinson que je n’ai pas encore lue. 

Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor ?

C’est une question d’horaire. Le matin, Bruce Springsteen. Rihanna pour m’élancer vers la nuit. Godspeed You ! Black Emperor, jusqu’à l’aube. 

Quel est le meilleur roman de Victor Hugo ?

Les Misérables est mon préféré. C’est un cœur battant. 

Si vous l’aviez connue, qu’auriez-vous dit à Marguerite Duras ?

J’ai encore rêvé de vous. 

Et au général de Gaulle ?

Secret défense.

Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques adverses ? 

Oui, à mes débuts. J’ai lu un petit article anonyme dans Libération à propos de mon livre. C’était cruel. J’ai eu honte. 

Avez-vous déjà ressenti la faim féroce ? le froid jusque dans la moelle des os ? la chaleur qui coupe le souffle ?

La faim féroce, oui, mais pour en jouir. Le froid jusque dans la moelle des os, oui, sur ma moto et l’hiver quand j’ai travaillé au marché. La chaleur qui coupe le souffle, non, pas encore.  

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Avez-vous déjà volé un livre qui, à la lecture, ne vous a pas plu ? Qu’en avez-vous fait ?

J’ai volé Un si funeste désir de Pierre Klossowski par vice. Mais ça ne m’a pas plu. Je l’ai gardé pour mes vieux jours, si jamais. 

Avez-vous déjà marché dans le désert ? Si oui, pourquoi ?

J’ai fait du camping dans la Death Valley aux États-Unis. J’ai marché dans ce désert pour me rouler dans le sable.  

Avez-vous déjà vu des poissons multicolores dans l’eau ?

Oui, dans un aquarium de restaurant chinois. 

Avez-vous déjà gravé quelque nom ou message sur un tronc d’arbre ou un mur ?

Oui, enfant, dans mon village, j’ai gravé « zzz » sur le mur de l’arrêt d’autocar. Un geste inexplicable. 

De quoi vous souvenez-vous de votre enfance ?

Des journées entières dans les arbres ; la présence des tourterelles ; la lecture passionnée des contes de Perrault, de Grimm, d’Andersen.  

Collectionnez-vous les boules à neige ?

À un moment, oui. Mais je les ai dispersées.  

À quels personnages de l’histoire universelle auriez-vous aimé ressembler ?

Emma Goldman, intellectuelle libertaire et féministe. 

Avez-vous beaucoup souffert par amour ? par haine ?

J’ai sublimé les souffrances de l’amour tandis que la haine m’a défaite. 

Les listes de vente de vos livres sont-elles pour vous un objet de préoccupation ? (Si oui, pourquoi ?)

Non car je me suis organisée pour ne pas en dépendre économiquement. Je n’ai pas d’orgueil social. J’exerce donc toutes sortes de métiers sans prestige qui me laissent suffisamment de temps et d’esprit pour écrire. 

Vous arrive-t-il de penser à vos lecteurs ? En quels termes par exemple ?

Non. Je cherche la solitude. 

Gaelle Obiégly : Sans valeur : Le marché de l'ordure
Gaëlle Obiégly (septembre 2022) © Jean-Luc Bertini

De tout ce que vos lecteurs vous ont dit, qu’est-ce qui vous a le plus touchée ? Qu’est-ce qui vous a le plus énervée ?

À propos de Totalement inconnu, on m’a écrit dans une lettre que mon écriture est une emprise, un envoûtement, et on se demande comment on n’a jamais vu les choses comme je les fais voir, vaciller. Cela m’a touchée, tandis que j’ai été irritée par un lecteur qui m’a dit à propos de Mon prochain : on ne sait pas qui parle, qui est la narratrice. Sur le moment, j’ai été énervée parce que c’était vraiment dit comme un reproche à ma personne et non un avis sur mon livre. Quelques années plus tard, cela m’indiffère. 

Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez vous ?

Souvent, je m’ennuie dans les fêtes. Si j’ai envie de danser, ça va. Mais converser dans le vacarme me plonge dans l’ennui, j’opine du chef à tout ce qu’on me dit parce que je n’entends pas et j’attrape des douleurs cervicales. 

Écrivez-vous à la main ou seulement sur ordinateur ?

J’écris d’abord à la main dans un cahier puis sur ordinateur. 

En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ?

Sigmund Freud.

Avez-vous cru, à un moment ou à un autre, verser dans la folie ?

Oui. 

Qu’est-ce qui vous fait encore pleurer ?

Les gens qui pleurent. La souffrance animale. 

N’enlèveriez-vous pas quelques pages à À la recherche du temps perdu ?

Non, je l’aime entièrement. S’il s’agissait de faire gagner du temps au lecteur, en raccourcissant l’œuvre, ce serait une décision aberrante.

Que dites-vous de ceux qui pensent que Houellebecq est le grand auteur de notre temps ?

Cela ne parle pas en faveur de notre temps. 

De qui suivez-vous le plus les conseils quand il s’agit d’écrire ?

De Pierre Weiss, mon compagnon. 

Quel écrivain francophone admirez-vous le plus profondément ? Et non francophone ?

Comme écrivains francophones, Grisélidis Réal et Jean Genet. Comme non francophone, Primo Levi

Peut-on sauver le monde ? (Si oui, pourquoi ?)

Non, je crois que c’est impossible mais on n’a rien de mieux à faire. 

Avez-vous confiance ? En quoi, en qui ?

Bien que méfiante de caractère, j’ai confiance dans l’intelligence et le courage. Ce sont précisément ces facultés qui m’éloignent de ma méfiance instinctive. En qui ? Spontanément, je dirais Greta Thunberg.

Qu’évoque pour vous le mot « posthume » (posthumus) ?

Cela me fait penser à l’humusation. C’est une pratique funéraire, non encore autorisée en France, qui consiste à laisser le corps du défunt se décomposer sous une fine couche de matière végétale en vue d’obtenir du terreau pour des plantations. 

Qu’est-ce que vous auriez aimé être au lieu d’écrivain ?

Médecin de campagne.