Il y a plus d’un lieu du secret dans l’œuvre de Derrida et plus d’un secret. Dans l’impossibilité de les revisiter tous, de La carte postale, en passant par Psyché. Inventions de l’autre, Passions et Donner la mort, entre autres, nous sommes soumis, avec la publication du séminaire Répondre ‒ du secret, à une expérience passionnante. Son intérêt n’est pas tant philologique : confronter, dans la toile complexe des séminaires et des textes antérieurs, contemporains et postérieurs, les différentes versions et repérer des suppressions, des variantes, des ajouts, mais bien, feignant d’oublier ce que nous avons lu, de redécouvrir avec le philosophe, lui-même simulant la perte de mémoire de ce qu’il a écrit et publié et de ce qu’il est en train d’écrire avec déjà en tête ce qu’il écrira, la formidable sortie de sens, pas de celles qui provoquent l’accident, mais de celles qui ouvrent une autre signification, qu’il a entendu faire subir à la « conception courante » du secret et de la responsabilité.
La petite ruse du Derrida « séminarisant » (feindre des absences) n’est pas dictée par ce qu’il appelle la pulsion « secrétariale » (déjà évoquée dans La carte postale) qui voudrait que le séminaire soit le lieu de la « recherche de la vérité en commun » et que, par conséquent, il doive tout dire à des initiés et préserver sa nature ésotérique, bien plus, ce qui est en cause pour lui, c’est non seulement ce que l’on pourrait appeler son orature, son usage de l’écrit (le manuscrit du séminaire entièrement rédigé) parlé (le séminaire public avec ses improvisations, ses compléments au texte écrit, il faut en profiter pour rendre grâces aux éditeurs du séminaire pour avoir cherché à nous restituer, quand c’était possible, la plupart des « ajouts » oraux au cours des séances, ainsi que les pauses dédiées à la discussion), mais également sa propre réflexivité d’enseignant : « personne n’est jamais venu enseigner, jusqu’à moi, en disant : « je viens ici non pas pour vous apprendre la vérité, mais pour garder un secret » [plus tard, il corrige la formule en « du secret me garde« ] ». Notre « (re)découverte » s’enrichit de cet autre motif qui parcourt toutes les séances : « comment mettre sur la voie de ce qui n’est pas dit [peut-être même pas écrit dans les textes publiés], qui reste le secret du séminaire », comment surmonter « la souffrance » de l’enseignement, « possibilité d’une chose impossible » qui oblige au renoncement devant le manque de temps et à la sélection.
En ayant l’air de ne pas tenir compte de l’avertissement des éditeurs de lire « d’un seul mouvement » un séminaire qui s’est déployé de 1991 à 1995 et dont nous lisons le premier volume d’une publication qui en totalisera quatre, nous bravons la prudence critique qui voudrait que nous attendions l’édition intégrale. Notons l’habileté du performeur qui, sous prétexte d’ouvrir (au sens opératique) à un nouveau programme de recherche portant sur la thématique de la responsabilité, nous invite à l’imprudence critique ; il semble même nous y inciter, exciter la curiosité (qui sera un des motifs de la réflexion), mettre à vif notre petite ruse de lecteur (oublier nos archives de secrétaire, feindre d’ignorer les autres lieux textuels) tant il fait mine d’avoir des difficultés à entrer dans le sujet.
Pourquoi ? se demande-t-on. Est-ce une stratégie pédagogique ? Tout débute pourtant très vite, par du « surcodé », du « crypté » (essentiellement littéraire), quitte à donner l’impression d’un hors-sujet ‒ mais le lecteur de Derrida sait bien que l’on se situe in medias res, puisqu’il s’agit du lien entre secret et responsabilité ‒ pour éveiller, réveiller, énerver l’attention, brouiller la compréhension spontanée de la responsabilité et du secret ; est-ce « peur », évitement, « fuite » de « parler directement et de la responsabilité et du secret » ? Ainsi, à la troisième séance, il « recommence », il ne reprend pas, comme la reprise musicale, mais il « repart à zéro », d’un « exemple » (celui du résistant torturé, paradigmatique de la conception ordinaire de la responsabilité), comme si l’intention, le mobile, l’objet du séminaire n’était pas clair, au point, toujours dans la troisième séance, de se (re)demander pourquoi avoir lié responsabilité et secret. D’autre fois, des développements sont interrompus par crainte d’« enliser » l’auditeur, de le perdre dans le labyrinthe, on demande de pardonner des « détours » qualifiés « d’artificiels », et, dans une séance de discussion située après la quatrième, on finit par dévoiler le pot aux roses : le séminaire, la « scène du séminaire », n’est pas là pour dire la vérité du secret mais « pour témoigner qu’il y a du secret ».
Mais pourquoi avoir inauguré le cycle des « questions de responsabilité » par une interrogation sur le secret ? Le commencement jettera son ombre sur l’ensemble des séminaires qui suivront, non seulement ceux qui porteront explicitement sur le secret et le témoignage, mais tous les autres, l’hospitalité, le pardon, la peine de mort, jusqu’aux « questions de souveraineté » du début des années 2000. La demande d’éclaircissement se veut sérieuse, se fait toujours insistante, l’enjeu est de taille : toutes les institutions de la responsabilité, éthique, justice, politique, géopolitique, etc. seront reconsidérées à partir de cette attache à la question du secret. Il faut justifier « sans artifice » ce qui constitue ce lien, cette « structure », pour des auditeurs qui n’ont pas encore lu les pages écrites, à l’hiver 1990, pour Royaumont et parues dans Donner la mort (1992 et 1999), ni celles écrites juste avant le début du séminaire, à l’été 1991, et publiées dans Passions (1993).
Le titre du séminaire, « répondre – du secret », peut se comprendre de plusieurs façons : comme une sorte de premier chapitre, le « du (au sujet du) secret » serait comme l’exposition d’un premier élément ; ou bien, s’agit-il de répondre du secret ? Ou encore, le titre cherche-t-il à établir le secret comme secret du « répondre » ? On entend « responsabilité » dans le « répondre », ne serait-ce que par l’étymologie ‒ au passage, remarquons que Derrida se trompe en rattachant l’étymologie de « cerne » à celle de secret : « cerne » vient de circus qui donne « cercle » et non de se-cernere, couper, séparer ; d’autre part, le kruptos grec et le cernere latin viennent de la même racine indo-européenne que crise, crime et crible (krei, passer au crible, distinguer, différencier) ‒ que l’on peut décliner en « répondre à », à quelqu’un, à un appel, à une demande, à un interrogatoire, etc., « répondre de », de soi, d’autrui (le répondre pour l’autre pouvant avoir également la forme de « répondre à » pour l’autre), d’une institution, etc., « répondre devant », modalité du « répondre de », la justice, la communauté, Dieu, etc. Mais répondre, c’est aussi préférer ne pas répondre, comme le Bartleby de Melville, dont Derrida, dès la première séance, commente les propos du narrateur de la nouvelle éponyme sur le secret de ce singulier personnage. Mais si ne pas répondre relève de la responsabilité, cela suffit-il pour définir un lien essentiel entre responsabilité et secret ?
Il faut, comme s’il n’avait pas déjà largement entamé ce travail dans ses textes antérieurs, conquérir un nouveau concept de responsabilité, ou, formulé plus modestement, montrer « l’insuffisance » de sa thématisation, qu’il fait partie de ces « concepts étranges qui donnent à penser sans se donner à thématiser » et qu’il est « un concept que l’on ne peut pas former », demeurant « privé de cohérence », « paralysé par une aporie ». Des « détours », tout sauf « artificiels », auront été nécessaires pour « déraciner » dans l’esprit des auditeurs les deux concepts « courants » de secret et de responsabilité. Il faut en signaler quelques-uns. Ils passent notamment par une réflexion qui occupe l’esprit de Derrida depuis L’écriture et la différence, celle du statut de la « littérature », comme institution moderne, à l’égard du secret et de la responsabilité. Si ce qui la rend possible, c’est « l’autorisation principielle et conventionnelle et institutionnelle de tout dire, ce qui n’exclut pas le secret absolu », son « secret sans secret », sa naissance moderne à l’époque d’une crise du sujet, de la politique, de la conception de l’histoire, où tous les dispositifs de responsabilité s’affaissent, n’étonne plus. Elle fait apparaître la faiblesse de la conceptualisation de la responsabilité, prise entre conscience représentative qui dévoile, savoir qui force la transparence, sujet possesseur de sa volonté.
Dans cette ligne interprétative, Derrida ira encore plus loin en interrogeant les rapports entre psychanalyse et littérature. Autre détour, celui par Heidegger qui relance la question du lien entre secret et responsabilité, autrement dit le lien entre l’appel de l’être, l’authenticité du Dasein et la vérité (« un séminaire sur le secret est un séminaire sur la vérité, ne le cachons pas, n’en faisons pas secret »). Ainsi, peu à peu, se détache une économie du secret échappant à la conscience représentative. Le secret dont il va être question et qui rejaillira sur la responsabilité n’est plus celui « qu’il y a à dévoiler par simple prise de conscience, explicitation, vérification ou manifestation continue, anamnèse ou révélation ». Le séminaire reprendra, dans ses dernières séances, la confrontation Freud/Heidegger et ce sont des pages qu’il faudra ajouter au dossier de leur lecture conjointe (La carte postale affirmait que son auteur avait les deux penseurs conjoints en lui « comme les deux grands fantômes de la grande époque »), notamment à travers les notions freudienne et heideggérienne de Unheimlichkeit (étrangeté).
C’est alors que Derrida fait intervenir la figure, méditée pour le colloque de Royaumont sur l’éthique du don, d’Abraham apposée/opposée à celle de « l’exemple », le résistant, encore prise dans la compréhension « courante » du secret et de la responsabilité. Mais avant, il a encore emprunté un détour en examinant à quelles conditions Patočka, dans Essais hérétiques, parvient à une conception plus authentique de la responsabilité. Et nous parvenons à un éclairage décisif lors de la septième séance du séminaire. Dans sa propre lecture de Crainte et tremblement, Derrida remarque le silence d’Abraham. Le père de la foi s’en va sur le mont Moriah avec Isaac son fils sans « répondre » de ce qu’il va faire. S’il parle, il perd la singularité de sa décision, de sa responsabilité : « d’où l’étrange et paradoxal contrat, le contrat terrifiant aussi, qui lie la responsabilité au secret, […] la responsabilité absolue de mes actes, en tant qu’elle doit être la mienne, toute singulière, pour ce que personne ne peut faire à ma place [l’impossible substitution qui fera écho au thème heideggérien de la mort comme la possibilité la plus propre du Dasein], implique non seulement le secret, mais que je ne réponde rien et de rien aux autres et devant les autres ».
La « ligature » derridienne du secret et de la responsabilité ‒ la tradition juive nomme le sacrifice d’Isaac la « ligature » ‒ n’intervient pas subitement en 1991. Elle accompagne toute l’œuvre de Derrida. Si sa mise en scène date de ce début des années 1990, ce n’est pas comme réponse tardive à l’histoire foucaldienne des régimes de vérité, ni à la fameuse prosopopée lacanienne de la vérité, « c’est moi, la vérité, je parle ». Il s’agit plutôt, comme il l’écrivait en 1989 dans un entretien avec Jean-Luc Nancy (Cahiers Confrontation), « il faut bien manger ou le calcul du sujet » (repris dans Points de suspension,1992), de « repenser beaucoup d’assurances », « d’atteindre un bord depuis lequel ce qui paraissait assuré apparaît comme précaire, sans nécessité, disparate ». L’introduction du secret dans la pensée de la responsabilité aura servi à inquiéter un concept trop transparent, trop lié à un sujet assuré de soi, et qui ne cesse de « « fonctionner », comme on dit, et ce d’autant mieux qu’il est là pour dissimuler, colmater, saturer l’abîme » de la fragilité de ses fondements. L’exercice derridien, loin d’être irresponsable, aura dévoilé le mauvais secret d’une responsabilité irresponsable, dont l’actualité nous livre tous les jours les méfaits, et aura tenté d’éclairer les conditions d’un « contrat entre l’universalité et l’exception de la singularité ».