Dans une petite ville qui rappelle la province du Rouge et le Noir, la cathédrale a brûlé et s’est effondrée un 15 avril, douze ans avant Notre-Dame de Paris, comme si cette date était maudite. Les vingt-cinq brefs chapitres du livre d’Emmanuel Venet, Contrefeu, sont successivement centrés sur deux ou trois habitants de cette ville pour qui le feu eut une importance à un titre ou un autre. Telle est la contrainte qui l’a généré.
Dans la mesure où l’on y rencontre à peu près tous les types humains coexistant dans une ville française moyenne, on peut lire dans ce livre une vigoureuse critique de l’atmosphère étouffante de la France profonde. Ce serait ne pas entendre le nom devenu parlant de cette ville et oublier que « Pontorgueil » est proche à tout point de vue de Verrières que décrit Stendhal. Les noms propres qu’a choisis Venet devraient suffire à indiquer que les descriptions à prétention réaliste sont fondées sur un exercice littéraire. Le lecteur commence par se sentir incapable de ressentir quelque émotion pour ou contre ces personnages réduits à des types humains dont les traits sont grossis, parfois jusqu’à la caricature. Et puis il comprend que se prendre d’affection pour tel ou tel d’entre eux n’est pas l’enjeu de cet exercice de style fondé sur la thématique du feu plus que sur l’incendie de cette cathédrale dont tout souvenir est effacé.
Le premier chapitre, l’entrée en matière donc, est centré sur l’étrange couple d’un prêtre et d’une de ses paroissiennes victimes d’une dévorante passion sexuelle. Le mot « victimes » est d’ailleurs inadéquat puisqu’ils ne s’en portent pas plus mal, même quand le curé devient évêque de tout le diocèse. Le sexe de Marie-Ange persiste à être la source d’un bonheur partagé. Le feu de leur passion n’est pas près de s’éteindre et n’a rien de destructeur. Il brûle dans la cathédrale même, sans embraser l’édifice autrement qu’à la manière d’une métaphore. C’est tout de même avec cela que tout commence et l’on pourrait y voir la véritable cause de l’incendie. Leurs ébats dans le confessionnal ont certes quelque chose de sacrilège, voire de blasphématoire, à ceci près qu’ils n’en ont pas conscience et vivent leur passion sur le mode de l’innocence pure. Nulle trace d’anticléricalisme dans le portrait de ce prêtre pris par ce feu.
Les personnages présentés dans les chapitres suivants sont moins attachants que lui, et leur relation au feu peut être moins métaphorique. Ainsi du winner Richard Veyrat à qui son compère Patrick Renard joue un tour de cochon mais qui parviendra néanmoins à être reconnu par les autres notables ventrus du Cercle Turgot, le « club très fermé où se réglaient en douceur les affaires de la ville ». Son lien avec le feu est d’un tout autre ordre : il fait embaucher dans l’équipe de sécurité incendie le fils d’une prostituée avec qui il a eu jadis des rapports. Ce garçon qu’il sauve ainsi de la misère s’appelle Brandon.
Le chapitre suivant évite toute anecdote. Il pastiche les travaux universitaires pour retracer l’histoire de la cathédrale et de saint Fruscain à qui elle était consacrée et qui est censé avoir été un martyr livré à un taureau en 303. Voilà donc l’inventaire des trésors disparus dans cet incendie. Vient le tour d’un médecin-psychiatre et d’une « psycho-énergéticienne », couple obsédé par la prétendue médecine inspirée d’un sage chinois. Le cabinet médical était dans un immeuble bourgeois en face des clochers de Saint-Fruscain » et « l’odeur du feu imprégna longtemps son divan, ses rideaux et ses tapis ».
Il est aussi question, bien sûr, de la famille qui détient continûment, de Boulon père en Boulon fils, le mandat de maire, ce qui nous vaut un joli pastiche de biographie de politicien indéboulonnable. C’est Daniel, le troisième Boulon, petit-fils d’Eugène et fils de Maurice, qui eut à répondre devant le juge de la périlleuse construction juridique censée garantir la sécurité incendie de la cathédrale et qui a si gravement failli.
Autre personnage, l’Africain victime de sévices dans son pays d’origine, qui finit par obtenir un emploi de bedeau affreusement mal payé, lui qui avait fait des études de comptabilité. Dans son désespoir, il se livre à la boisson et sera, évidemment, tenu pour le coupable de l’incendie, même si la chronologie plaide contre cette éventualité, ce que saura faire valoir l’illustre ténor du barreau venu à l’aide du jeune avocat commis d’office. Après appel a minima du juge chargé d’instruire cette affaire au grand retentissement médiatique, « le migrant » sera finalement « relaxé au bénéfice du doute, un verdict propre à écœurer toute la vieille chrétienté autochtone ».
Mentionnons aussi un savoureux chapitre sur les délibérations du Cercle Turgot concernant ce qu’on allait faire des ruines de Saint-Fruscain. Un parc archéologique ? un parking ? une galerie marchande ? L’important est que « le Pontorgueillais middle class y trouve son compte », avec une « pâtisserie bankable, un traiteur qualitatif ». Le tout est de « raisonner bottom up (pour) marquer son statut de winner ».
Voilà donc une accumulation de plaisanteries et de pastiches bienvenus qui font rire le lecteur. Celui-ci ne remarque pas tout de suite que le plus probable incendiaire s’appelle Brandon, mais il est tellement abruti par l’alcool et la drogue qu’il ne comprend plus rien – et il faut bien que « le migrant » soit le vrai coupable. Le livre donc fait rire mais il n’est pas drôle : ceux qui réussissent sont ceux que l’on voudrait voir échouer et les quelques personnages qui attirent la sympathie subissent un triste destin. Faut-il se dire que tel est l’ordre des choses et que mieux vaut en rire qu’en pleurer ?
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