De Trump à Poutine, les mauvaises surprises de l’Histoire

Pour l’historien américain Thimothy Snyder et la journaliste française Sylvie Kauffmann, nous n’avons pas vu « venir » les événements qui manquent maintenant de faire chavirer le système international, en particulier en Ukraine. Cette imprévoyance se double d’un sentiment d’accélération de l’Histoire : un soudain trop-plein, provoqué par notre négligence ayant conduit à une accumulation de faits passés à côté de notre regard. Or, ces événements se sont déroulés sous nos yeux et nous avons fait mine de ne pas les voir.

Timothy Snyder | La route pour la servitude. Russie, Europe, Amérique. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Aude de Saint Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat. Gallimard, 395 p., 26 € 
Sylvie Kauffmann | Les aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie. Stock, 460 p., 23 € 

Pourquoi sommes-nous si surpris aujourd’hui ? C’est la conséquence de « nos incompréhensions de l’histoire », répond Timothy Snyder. La route pour la servitude a été publié en anglais en 2018, alors dûment prémonitoire, en traduction aujourd’hui, avec un avant-propos inédit qui replace l’ouvrage dans le contexte actuel. Le titre est déjà une allusion malicieuse au texte de La Boétie, qui s’étonnait en 1574 alors que « tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ». Ce clin d’œil place d’emblée l’ouvrage dans un registre plus philosophique qu’historique, à partir d’événements récents, base d’une réflexion sur la démocratie, la liberté, le pouvoir et son abus. 

Snyder s’était déjà interrogé sur le phénomène de la tyrannie dans un essai (De la tyrannie. Vingt leçons du XXe siècle, Gallimard, 2017). Ancré dans le XXe siècle, c’était une sorte de préliminaire à celui-ci, qui est consacré aux premières décennies du XXIe siècle. Une répétition de l’Histoire ? Plutôt une répétition de la servitude volontaire appliquée aux temps présents. 

Timothy Snyder, La route pour la servitude
Mobilisation de Maïdan (9 février 2014, Kiev) l © CC BY 3.0/ВО Свобода /WikiCommons

Reprenant la forme de leçons à l’usage de ses contemporains, Snyder pointe d’abord quelques dates, comme autant de nœuds auxquels l’Histoire se serait accrochée, provoquant ce qu’à propos de voitures on appelle une sortie de route. L’Histoire a dévié de son cours ordinaire, d’abord en 2011-2012, avec les élections truquées qui confèrent à Poutine une longévité politique quasi illimitée et bloquent le processus de la succession. Les années 2013-2015 sont marquées par la mobilisation de Maïdan à Kiev et le début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, puis l’espace 2015-2017 coïncide avec la campagne de Trump sous influence russe et la montée des diverses extrêmes droites à l’Ouest, du Brexit à l’échec de la « Plate-forme civique » en Pologne. Le point final de cette série de secousses de l’Histoire est la tentative de coup d’État de Trump en 2021, puis l’invasion russe de 2022. À ces nœuds de l’Histoire correspondent des évolutions à l’Est comme à l’Ouest qui vont étrangement converger. La guerre et le caractère spectaculaire des événements agissent comme des révélateurs idéologiques, mal perçus au moment de leur manifestation.

Le cas russe est peut-être le plus explicite. Oui, le Kremlin a une idéologie qui lui est propre et aisément repérable. Celle-ci s’articule et se réfère au penseur de la première moitié du XXe siècle, Ivan Ilyine, régulièrement honoré et mentionné par Vladimir Poutine. Ilyine, comme les fascistes de son époque, rappelle Snyder, tenait la nation pour « un organisme naturel, un animal au Paradis sans le péché originel » et écrivait les « Ukrainiens » entre guillemets car il leur déniait toute existence séparée hors de l’organisme russe.

Mais il est d’autres symptômes fascisants qui trahissent les actuels tenants du pouvoir au Kremlin : le fait d’assurer que la Russie est une civilisation plutôt qu’un État lui offre ainsi la possibilité de définir le sens de son propre passé et la destinée de ses voisins : associée en tant que civilisation, l’Ukraine est niée en tant qu’État. Est fascisant le rôle joué par la fiction dans la conduite politique, aboutissant à une forme de schizo-fascisme où pouvoir et société baignent dans une même irréalité, sans compter les reprises à la télévision de thèmes fascistes chrétiens qui font des Ukrainiens des démons et des satanistes. Car, pour finir, « l’encre de la fiction politique, c’est le sang », écrit Snyder.

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Alors que cette idéologie s’articule à l’Est, la démocratie décline à l’Ouest. Snyder rappelle régulièrement ce qu’elle est, comme si sa définition même avait été oubliée en cours de route. Une « procédure pour changer de dirigeants », un principe de succession, qui offre, en plus d’une alternance du pouvoir, des alternatives, l’idée régulièrement renouvelée que l’on a le choix. D’ailleurs, le poutinisme peut se comprendre, note Snyder, comme « une longue crise de succession ».  L’auteur introduit alors un parallèle entre la tentative de coup d’État de Donald Trump en 2021 et le début de la guerre russe en Ukraine de 2022. Ce qui les rapproche : un même usage de la fiction en politique, l’introduction dans un cas comme dans l’autre d’une guerre de l’information, la mise en avant du caractère inévitable de ce qui va suivre, coupant la route à l’idée de progrès. Sans compter l’endormissement de la population à l’Ouest qui se laisse bercer par les « contes » sur la fin de l’Histoire. Pour l’un comme pour l’autre, il n’y aurait pas de valeurs en politique, « seul le spectacle importe » : « Poutine était largement ce que Trump voulait devenir », écrit Snyder. Celui qui nous avait habitués à décrypter différemment les grands conflits du XXe siècle pointe alors notre responsabilité, notre lecture inattentive des leçons à tirer du siècle précédent, notre complicité dans la « servitude », la route de cette « illiberté » que l’on croyait réservée aux autres, aux débutants en démocratie.

Timothy Snyder, La route pour la servitude
Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et d’autres représentants de l’UE et de l’Ukraine en visite à Bucha après le massacre (8 avril 2022) © CC BY 4.0/Kmu.gov.ua/WikiCommons

C’est cet aveuglement que démonte aussi, en journaliste, Sylvie Kauffmann avec ce long reportage dans la vie des idées des deux dernières décennies. Son titre, Les aveuglés, est à la fois une façon moqueuse de fustiger la crédulité des Occidentaux et une réplique aux « somnambules » de Christopher Clark qui montrait comment l’Europe avait aveuglément marché vers la guerre en 1914 (Les somnambules. Été 1914. Comment l’Europe a marché vers la guerre, traduit de l’anglais par Marie-Anne du Béru, Flammarion, 2015).

La journaliste du Monde pointe la léthargie des Occidentaux qui se sont lâchement laissé manipuler par la Russie, tombant à pieds joints dans ses stratagèmes : accords de Minsk, captation de la Crimée, intervention en Géorgie, affaire Nord Stream 2, le gaz et son prix, prétexte à tous les ralliements de dernière minute. À sa manière, alerte et facétieuse, elle rappelle aussi cette chaîne de la soumission à laquelle nous avons consenti, jusqu’au réveil tardif qu’elle situe en ce jour de juin 2022 quand les numéros 1 allemand, français, roumain et italien prennent le même train pour Kiev. Elle s’interroge pour finir : ce fait constitue-t-il un réveil, la revanche des « terres de sang », en référence à l’ouvrage de Snyder, ou une simple parenthèse, avant le retour à la soumission ? Dans le même ordre d’idées, on lira également avec intérêt l’ouvrage de Thomas Gomart, L’accélération de l’histoire (Tallandier, 2024), ainsi que les documents de Nicolas Tenzer, Notre guerre (L’Observatoire, 2024), et d’Elsa Vidal, La fascination russe (Laffont, 2024), qui replacent la responsabilité européenne au centre des événements contemporains. Quant au verdict à opposer au pouvoir russe, Timothy Snyder n’a pas une once d’hésitation en écrivant que finalement la « seule catégorie pertinente n’est pas la paix, mais la défaite ».

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