Trois romans de Rachilde (1860-1953), née Marguerite Eymery, reparaissent en ce début d’année et permettent de découvrir ou redécouvrir cette autrice qui se présentait comme homme de lettres et fonda avec son époux – de convenance sociale et de connivence intellectuelle – les éditions du Mercure de France. L’intérêt ? Se plonger dans une écriture abondante, souvent fantaisiste, qui fait une place centrale aux questions de genre et de classe et constitue une mémoire pour notre temps.
Le plus savoureux des trois romans est sans doute La tour d’amour (ici présenté par Camille Islert) parce que c’est le plus fantasque, habité par un imaginaire fin de siècle qui oscille entre le rire et l’horrible. Qu’on s’imagine un phare (le très réel phare d’Ar-Men) planté droit sur un rocher à peine plus large que sa base, frappé par tout un tralala de vagues. Qu’on lui précise un escalier intérieur – giratoire – qui anticipe Hitchcock. Puis la vie qu’y pouvaient mener deux gardiens : un vieux pour qui Dieu est mort depuis longtemps et son jeune aide qui rêve de se marier avec une laitière. Et cela, au début du XXe siècle, sans électricité, sans visite non plus de personnes « du sexe » et alors que les tempêtes, régulièrement, viennent briser les lampes du phare – ce qui laisse les navires de passage sans recours. On aura alors le décor sinistre sur lequel s’épanche à loisir la fantaisie de Rachilde.
Le vieux, chauve et plié comme un crabe le jour, déambule la nuit dans l’escalier avec une casquette sur laquelle il a cousu deux belles et longues mèches de cheveux blonds qui lui font des oreilles de chien. Alors, comme décollé un peu de lui-même, il chante amoureusement d’une belle voix de jeune fille, tout en traversant en somnambule la chambre du jeune : « Prends gaaaarde à ma tour d’amour ». Sur quelle tête ont été prélevées ses mèches de cheveux ? C’est une question que le jeune, tout occupé à essayer de fonder une famille de serins (las, c’étaient deux mâles !), à trouver des terrains d’entente avec le vieux et à s’inquiéter des noyées, n’aborde pas frontalement. À chacun ses fantaisies mortes et vivantes, n’est-ce pas ?
L’ensemble fait rire donc, mais aussi frémir comme lors d’un voyage en train fantôme : suivant sa sensibilité, on aura peut-être du mal à lire certaines pages ou on sera au contraire happé par le vertige de la malédiction finale. Il n’empêche, l’œuvre est là, portée par une langue très belle, savoureuse, et drôle, riche en images incongrues, quasi oniriques, aux tonalités affectives variées. Le roman fut adapté au théâtre en 1938. On aimerait bien aujourd’hui le voir à nouveau sur scène tant sa fantaisie est étrange : son univers bouffon et dérangeant évoque certaines scènes contemporaines du fantastique burlesque ou certaines mises en scène de Copi – par exemple celle des Quatre Jumelles par Jean-Michel Rabeaux. Y résonnait, sur fond de ruines et de désastres, avec une légèreté surréelle, Frou-frou de Sylva Bertha et son refrain plein de charme : « Frou frou, frou frou, frou frou, frou frou ».
La tour d’amour n’avait pas été republié depuis 1994. Monsieur Vénus, quant à lui, a déjà été réédité en 2021 mais ici, dans sa version de poche, il est accompagné de Madame Adonis qui n’avait pas été republié depuis 1929. Monsieur Vénus est le plus connu des romans de Rachilde, il est celui qui la lança, grâce à l’implacable catapulte d’une intrigue scandaleuse et franche. Une jeune aristocrate (Raoule de Vénérande) s’amourache d’un pauvre fleuriste, gentil et féminin, dont elle fait à la fois sa chose, sa maitresse, sa femme et son mari. C’est très intéressant, mais un peu encombré par des dialogues entre l’héroïne et son meilleur ami sur le pouvoir des passions singulières dont il semble qu’elles soient réservées à une sorte d’élite, d’aristocratie au tempérament dépravé et à l’esprit fort. L’œuvre, de jeunesse (Rachilde avait une vingtaine d’années et l’a publiée avec un certain Francis Talman dont on ne sait quel rôle il eut vraiment), a sans doute été écrite, en effet, pour frapper « fort ». De ce point de vue, c’est donc peut-être un peu trop réussi. Mais ne soyons pas injuste : Monsieur Vénus est aussi une œuvre d’observation qui fait résonner parmi des tentures dignes de Huysmans et avec beaucoup de justesse l’indignation de la sœur du jeune fleuriste. Elle-même prostituée, obséquieuse, Marie a au moins la dignité, observe-t-elle avec beaucoup de rage, de « faire l’amour comme tout le monde ».
Quant à Madame Adonis, ce roman est censé être le pendant, à quelques années d’intervalle, de Monsieur Vénus. En fait, c’est d’abord tout autre chose. Les cent premières pages, très réussies, décrivent les roucoulades d’un jeune couple qui a tout pour être heureux : leurs noms les prédestinaient l’un à l’autre – il s’appelle Louis, elle se nomme Louise –, ils sont mariés, amoureux, travailleurs, n’ont pas de soucis d’argent. En langage rachildien, pourtant moins fasciné par la supériorité et la force que dans Madame Vénus, cela s’appelle « les médiocrités de l’amour ».
Deux ombres au tableau cependant. Louis, tourangeau et falot, est affublé d’une mère, « Maman Rabaut », qui ne peut supporter sa belle-fille – une Parisienne – et la fait passer par toutes les humiliations que peut imposer une jalousie sévère mâtinée d’avarice sordide. S’ensuit une dénonciation féroce de la situation servile de l’épouse (qui résonne fort bien avec l’avant-propos original du roman, donné en annexe). Louise, réputée infertile, est ainsi soumise à une « visite domiciliaire », destinée à faire vérifier son anatomie par un médecin hygiéniste, moral et ami des familles – Louis ayant, par définition et grâce à sa maman, « tout ce qu’il faut ». La deuxième ombre aurait pu, à sa façon, remettre un peu d’ordre dans tout cela. Un être fantasque déguisé en prince chasseur, rencontré par le couple au début du roman, réapparait vers le milieu du livre. On le croyait homme ? C’est mal connaitre Rachilde. La Marcelle Désambres de Madame Adonis est la résurgence de la Raoule de Vénérande de Monsieur Vénus – justifiant ainsi la ressemblance des titres. Elle n’est plus (socialement) aristocratique, mais parisienne ou encore mieux artiste, et tout aussi riche, persuadée de sa supériorité, seule et affamée d’amour.
Madame Adonis entremêle alors à sa veine réaliste le fil noir et or d’une réflexion sur les vertus mi-émancipatrices mi-socialement excluantes du trouble et du plaisir. Les relations du trio, pourtant émaillées de scènes comiques et tendres, finissent plutôt mal et on regrette le patatras final. Avec quelque adoucissement de la morale bourgeoise incarnée par Louis et Louise et vice versa, d’une part, et de la morale aristocrato-hédoniste, incarnée par Marcelle Desambres, d’autre part, une vraie rencontre aurait peut-être eu lieu. Mais qui sait ? Autre temps, autres violences, autres possibles : une réécriture heureuse se présentera peut-être un jour.