Spécialiste de l’histoire de la Gendarmerie nationale et de la construction de l’ordre public, auteur d’un ouvrage remarqué sur le vol en 2021 (Propriété défendue) et fin connaisseur du dix-neuvième siècle, Arnaud-Dominique Houte aborde dans Citoyens policiers les rapports entre police et population d’une manière assez peu commune pour l’historiographie française contemporaine. Où l’on apprend que de longue date en France, comme dans d’autres pays d’Europe, la police n’a pas été seulement une affaire de professionnels et où l’on comprend que l’État s’est efforcé depuis la Révolution française de contenir les aspirations récurrentes des amateurs à jouer un rôle dans la sécurité publique.
Très agréablement écrit, non sans humour puisque l’auteur se plaît à pasticher au début de chaque chapitre les titres à rallonge de la littérature picaresque, le livre accorde toute leur place aux archives manuscrites et imprimées qui font l’ordinaire de l’historien. Mais il fait aussi la part belle à la littérature, à la chanson, à l’iconographie jusqu’aux supports filmiques et télévisuels. Arnaud-Dominique Houte y puise avec brio portraits hauts en couleur et anecdotes signifiantes qui rendent son texte particulièrement vivant.
Dans un pays dominé par une tradition étatique centralisée, la police serait depuis la Révolution, sinon depuis Louis XIV et la création à Paris de la lieutenance générale de police en 1667, l’affaire d’un État unificateur qui en délègue le soin à des forces professionnalisées, destinées à quadriller, à encadrer toujours davantage territoires et populations. La réalité est évidemment plus complexe. Pour des raisons financières et d’effectifs, pour des raisons politiques et d’équilibre entre pouvoir central et autorités locales, le recours à des formes vicinales de régulations, ancrées dans des pratiques de sociabilité multiséculaires et d’autogestion communautaire, s’est imposé longtemps. À l’autre bout du spectre chronologique, l’apparition à l’époque très contemporaine d’un marché de la sécurité et la prolifération d’acteurs privés effectuant des missions de sécurité publique montrent que l’étatisation n’est pas irrémédiable et ne constitue aucunement l’aboutissement logique d’une dynamique de modernisation des forces de police.
Arnaud-Dominique Houte s’emploie à retracer, entre la fin du XVIIIe siècle et nos jours, l’histoire de ces formes de participation citoyenne et l’évolution des rapports entre les professionnels de l’ordre et les regroupements d’amateurs, parfois très institutionnalisés comme le fut la garde nationale à partir de la Révolution ou au XIXe siècle. Son livre propose d’envisager les trois séquences de cette histoire.
De la Révolution française à l’avènement de la Troisième République (1789-1880), l’héritage de l’Ancien Régime se conjugue à l’émergence d’une nouvelle culture politique. Fondé sur la participation traditionnelle des populations à l’ordre public et déjà riche des prémices de la professionnalisation d’une police aux effectifs réduits – maréchaussée, puis gendarmerie à partir de 1791, guets bourgeois réformés, exceptionnelle police parisienne –, l’exercice de la police s’apparente au civisme et traduit la mise en acte de la souveraineté populaire. La garde nationale, dont la composition sociale et les attributions font l’objet de débats récurrents jusqu’au Second Empire et la Commune, incarne cette force citoyenne chargée de faire appliquer la loi, émanation de la volonté générale.
On assiste au gré de la succession des régimes politiques et des secousses révolutionnaires à des bricolages constants entre poursuite d’un mouvement de professionnalisation et de renforcement des forces de police dans les villes comme dans les campagnes d’une part et, d’autre part, expériences de police citoyenne, parfois adossées, en 1848 comme en 1871, à des idéaux de démocratie et de république sociale radicales. Pour contrer cette menace, les « amis de l’ordre », Muscadins du Directoire, membres de la Société du gourdin en 1870, forces réactionnaires de tous poils, n’hésitent pas à s’inspirer de la tradition anglaise des constables bénévoles et d’une police largement sous le contrôle décentralisé de « bons citoyens » triés sur le volet. Mais ces formes de mobilisation, aux motivations antagonistes, incarnent l’une et l’autre les risques de déchirure du corps social liés à la politisation des forces de police. De plus en plus, la défense de l’ordre public exige que la police soit confiée à des professionnels, respectueux de la loi et fidèles au régime politique en place.
Il revient à la IIIe République, comme l’ont montré les travaux de Jean-Marc Berlière, de construire cette police professionnelle, rempart neutre et fonctionnel d’un régime républicain menacé par le double danger anarcho-révolutionnaire et monarchiste. Au cours des années 1880-1968, les signes du renforcement de l’État deviennent manifestes dans le quotidien des Français. En matière d’ordre public, la création de la gendarmerie mobile en 1921 puis celle des Compagnies républicaines de sécurité en 1945 signalent la professionnalisation en marche du maintien de l’ordre. L’apparition de la police nationale en 1941 consacre un mouvement déjà amorcé d’absorption et d’uniformisation étatique de forces de sécurité locales. Il n’y a là que les dates marquantes d’une transformation plus générale qui se traduit par un renforcement des effectifs, une spécialisation policière et un quadrillage territorial accrus. Pour autant, les participations citoyennes au maintien de l’ordre ne disparaissent pas. Leur résurgence survient dans les périodes de guerre, guerres coloniales incluses, lorsqu’il faut suppléer la police instituée accaparée par d’autres tâches, moins adaptées à des circonstances exceptionnelles ou délégitimée par son action au cours des années noires.
De la garde civile en 1914 à la mise en place de la défense passive pendant la Seconde Guerre mondiale, des milices patriotiques de 1944 à la Garde territoriale au début de la guerre froide, ces formes de police « citoyenne » n’exercent leurs fonctions que très ponctuellement et sans jamais remettre en cause la prééminence des forces professionnelles. Toutefois, la « meute des honnête gens » (Jacques Prévert) reste prête à se mobiliser contre les voleurs et les criminels, contre la bande à Bonnot en 1912 ou les syndicalistes révolutionnaires et les grévistes de la Belle Époque ou des années 1930. Du Service d’action civique gaulliste aux comités pour la défense de la République en 1968, l’action de ces groupes se pare de vertus civiques tout en entretenant un rapport ambigu à la police, qu’il peut s’agir d’épauler ou de déborder. De telles initiatives « populaires » s’avèrent très marquées politiquement et suscitent en retour, comme le mouchardage et la délation, méfiance et discours réprobateurs, au point que la neutralité républicaine des forces de l’ordre professionnalisées, désormais généralisées et banalisées, devienne un fondement de leur légitimité.
À partir des années 1970, s’ouvre une période de recomposition des systèmes de sécurité publique caractérisée selon sociologues et politistes par une tendance à la « démonopolisation des fonctions régaliennes » (Sébastien Roché) et par l’émergence d’une organisation hybride qui associe dispositifs publics et dispositifs extra-étatiques. Dans ce contexte, la question de la participation citoyenne refait surface sur fond de malaise social, de crise des services publics et de fantasmes sécuritaires plus ou moins instrumentalisés. La « France qui a peur » de Roger Gicquel (1976) peut basculer dans la « légitime défense » ou la création de milices de riverains, de voisins, de commerçants ou de petits entrepreneurs inquiets. L’évolution rapide du paysage numérique et informationnel depuis deux bonnes décennies favorise la surveillance de tous par chacun.
Face à ces phénomènes, la réponse de l’État consiste à réaffirmer que la sécurité est l’affaire de professionnels et à essayer de renforcer une présence policière censée rassurer. Leur persistance conduit néanmoins les forces de l’ordre à envisager des possibilités de collaboration plus formalisées : Voisins Vigilants directement connectés à la gendarmerie, engagement de volontaires pour renforcer la réserve de la gendarmerie et de la police, voire « conférence citoyenne sur la sécurité du XXIe siècle ». Mais la contradiction se noue alors entre la culture très régalienne des institutions policières françaises et les aspirations à des formes de « démocratie participative », en ce domaine comme en d’autres. Comme le remarquait déjà le sociologue Dominique Montjardet, les « polices françaises ont cette caractéristique particulière de ne jamais se sentir redevables devant les citoyens ».
La conclusion plaide en faveur de l’expertise offerte par les historiens. Elle permet de mettre en perspective les débats d’actualité, de relativiser dans la durée les fantasmes sécuritaires et les poussées miliciennes. En accord avec nombre de travaux en sciences sociales, Arnaud-Dominique Houte rappelle que les transformations des institutions policières elles-mêmes ont des incidences sur les relations qu’elles entretiennent avec la population. Depuis quinze ans, la politique du chiffre ou le dédain à l’égard de la police de proximité, la spécialisation et les choix effectués en matière de politiques publiques, empêchent peut-être d’entendre vraiment ce que seraient les attentes de la population. Lesquelles peuvent alors vouloir s’exprimer en marge de l’institution.
Malgré une riche bibliographie, les réflexions que l’auteur soumet à ses lecteurs manquent peut-être d’une dimension plus comparatiste. La chronologie reste ici franco-centrée et délaisse les pays d’Europe où existent de fortes traditions de police de voisinage qui n’ont pas forcément été retravaillées par les mêmes secousses révolutionnaires, tout en relevant de traditions civiques vivaces et en étant confrontées aujourd’hui à des évolutions similaires à celles que connaît la France. L’aspiration à une « police citoyenne » exprime aussi la volonté de lutter contre les abus toujours possibles, en un mot d’exercer une forme de contrôle sur ceux qui sont investis d’une mission d’ordre public.
La question posée est celle de la mise en acte d’une souveraineté populaire que la professionnalisation des forces de police ne renvoie pas nécessairement aux illusions d’un passé révolutionnaire. En Europe, conceptions et pratiques de sécurité publique sont aujourd’hui autant de tests d’intensité et de plus ou moins bonne santé démocratique. Le complément de cette enquête sur les « policiers citoyens » consisterait peut-être à étudier les fondements de la légitimité des forces de police sur la longue durée tout en rendant compte de manière comparatiste et nuancée de l’évolution d’une hostilité multiforme à l’égard de la police, que l’on dit tenace. « Lorsqu’il s’agit de rosser les cognes », est-ce que vraiment « tout le monde se réconcilie » ?