La sociologie telle qu’elle est pratiquée par Luc Boltanski depuis 1960 n’a cessé d’élargir les vues de cette discipline par des couches nouvelles de problèmes. Comment s’invente la sociologie engage le chercheur dans une conversation audacieuse pour mesurer l’écart entre le travail de laboratoire des années 1960 et celui de deux plus jeunes sociologues, Arnaud Esquerre et Jeanne Lazarus, en réfléchissant sur « ce que l’on fait et comment » pour dessiner des échafaudages théoriques afin d’y caler quelques enquêtes. Occasion pour la revue Critique d’inviter écrivains, historiens et philosophes qui donnent suite aux « opérations de savoirs » aussi bien dans le domaine de l’art que de la science politique. Au même moment, une heureuse réédition de Énigmes et complots, paru en 2012, éclaire comment Boltanski monte l’enquête policière, l’exploration psychiatrique et l’enquête en sociologie, miroir grand ouvert pour investiguer ces mystérieux plis de cette fin du dix-neuvième siècle.
Auteur d’une œuvre prolifique, Luc Boltanski propose des modèles de construction théorique suivis par de très nombreux sociologues, notamment pour cartographier les systèmes de valeurs qui s’affrontent, lors de conflits et de disputes ayant pour enjeu la justice et le bien commun aussi bien à l’école que dans la santé, dans le travail que dans l’économie de l’art. La réflexion épistémologique, les références philosophiques et linguistiques, continuent pourtant d’en déconcerter d’autres qui cherchent le fil rouge de ces décennies de réflexion. Théoricien vagabond, philosophe masqué sous le linguiste qui se cache derrière le sociologue, chercheur instable dans sa radicalité, Boltanski suscite toujours autant de surprises par sa liberté de ton et son inquiétude en renouvelant les chemins de l’inventivité.
Loin des sociologies militantes – prédictives, annonciatrices d’une nouvelle libération ou encore simple commentaire sur l’actualité mi-journalistique mi-experte –, Luc Boltanski construit des maquettes théoriques de problèmes qui assemblent des pièces conceptuelles éparpillées dans des disciplines qui s’ignorent. Il interroge les savoirs mis en œuvre dans une société où des couches de langages ne cessent de se recouvrir. Comment décomposer les procédures et les principes de classification, d’ordonnancement, de distribution du réel, dans ces langages qui certifieraient le vrai ? Comment démonter ces discours montés en unité, pièce par pièce, sortes de montages étonnants de « vérité toute faite », tout en recomposant un savoir libérateur ?
Ramassons la proposition première de l’auteur. Boltanski veut tenir d’une même main les singularités et les dispositifs, les actions et les procédés, les mécaniciens du quotidien et les mécanismes, la réflexivité des acteurs et les reflets structuraux, bref penser les réalités qui sont structurées et qui se prêtent à des pratiques. Au milieu de cette invagination : du flou, de l’espace, du flottement, du trouble, une invitation à reconnaitre la fragilité et l’inachèvement de « ce qui est » au lieu de prétendre le plaquer au sol au nom de l’ordre et de la cohérence. C’est l’objet de ce numéro spécial de Critique. On y trouvera deux inédits de Boltanski expressément consacrés aux rapports de la sociologie et de la littérature, la forme poésie faite en sous-main, une sensibilité à la catastrophe. Avec un second texte poétique écrit durant le covid en 2020, l’inquiétude grandie jusqu’à la paranoïa : « qui me veut du mal ? ».
À partir du livre de Boltanski De la critique (Gallimard, 2009), issu de trois conférences données à Francfort, Axel Honneth propose de consolider la notion d’institution qui permettrait de tuiler l’ethnographie à la statistique, de mieux attraper « les fixateurs d’interprétations », que ce soit en matière d’éducation, de santé, de la famille, des entreprises… et s’interroge sur la place du droit si l’on veut s’écarter de sa simple fonction répressive. Prenant les féminicides, le viol, le châtiment corporel des enfants comme exemples, il montre que « le corps social » a tracté mille émotions privées dans l’espace public pour tordre le bras du droit sommé de légiférer. Quels sont les critères dont dispose Boltanski pour distinguer les formes « progressistes » et les formes « régressives » de remise en question d’un ordre interprétatif institutionnel cimenté ? Et dans ce schéma, comment augmenter la puissance d’agir dans ces interprétations ? Sans nul doute, Axel Honneth pense à une lecture historique des droits sociaux et à certaines institutions « de médiation ». À la fois la langue du droit fixe le réel, et en même temps il y a une jurisprudence qui fait des sauts et des bonds parfois surprenants. Autrement dit, il y a de l’accommodement avant et après le droit. Il y a des expériences avant les structures de langage, de sorte que l’un et l’autre se logent sur un même plan d’expérience. Si la structure opère, l’expérience découpe ses aires d’autonomie.
Avec les livres Prime éducation et morale de classe (EHESS, 1969) et là encore De la critique, Stéphane Van Damme s’interroge sur nos fictions contemporaines désorientées et plongées dans l’incertitude. Il suit les savoirs de l’émancipation de Boltanski pour interrompre la vision d’un état du monde objectif, clair et solide. Il en appelle aussi à d’autres perceptions : s’étonner, explorer, collecter, restituer, poursuivre, suspendre. Van Damme souscrit à l’enquête qui ne cherche pas à mettre en ordre l’hétérogène, le multiple. Au profit d’une simple cartographie, une collecte sans jouer le collectionneur, une transcription sans ordonnance. En évitant de stabiliser le monde, en écartant le protocole, en inquiétant les possibilités du sens, Van Damme prolonge la démarche de Boltanski qui distend à l’extrême toute narration qui bouclerait l’enquête.
Emmanuel Didier s’interroge sur l’usage de la statistique abondamment mobilisé avec Laurent Thévenot et Alain Desrosières, qui repose sur des catégories préétablies pour encercler et neutraliser le flottant et l’incertain. Construction et contestation de la réalité, la statistique n’est un puissant levier qu’à condition d’être reliée à l’autre bout de la chaîne, des scènes interactionnistes en somme, où les personnes se voient, se parlent, se touchent, font des échanges. Faut-il refonder un savoir statistique qui – après une refonte des catégories imposées –s’affranchirait des intérêts particuliers ? Mais qu’est-ce qu’une répétition ? s’interroge-t-il. Et de nous offrir un long développement sur les lois de l’imitation de Gabriel Tarde, cet auteur oublié de la fin du XIXe siècle (L’opposition universelle. Essai d’une théorie des contraires, 1897).
Ce numéro spécial nous entraîne sur le terrain des anthropologues, linguistes, historiens, mais aussi des juristes et des médecins, dans le but de poser de nouveaux problèmes sur « ce qu’il en est de ce qui est », ces états de choses multiformes, ces langages pour le dire, non réductibles à une sociologie critique si assurée. Les contributions confirment un Boltanski « maquettiste », « monteur de concepts », pour fureter entre les employés cadres et la bande dessinée, entre le rôle des médias et les avancées du capitalisme, se mêlant de puériculture autant que d’action humanitaire ou encore de médecine pour nous parler de la fragilité du monde. Surtout, cet ensemble a le mérite de focaliser l’attention sur le sociologue et son dehors, ce qui fait l’actualité de « ce qui importe vraiment ». Et Laurent Jeanpierre de rappeler à son tour que l’auteur (avec Laurent Thévenot) des Économies de la grandeur (PUF, 1987) est l’un des rares sociologues à avoir réussi à travailler non pas sur les sciences humaines, mais avec elles, dans leur diversité.
Vient notre second ouvrage. Enquêter sur les enquêtes ? En 2012, notre audacieux sociologue a choisi un objet d’étude étonnant, le roman policier, avec une question : que s’est-il passé pour qu’au début du XXe siècle surgisse cette littérature entièrement consacrée à l’énigme ? Il remarque que l’émergence du roman policier coïncide à la fois avec la construction de l’État-nation, avec la naissance d’une discipline, la sociologie, devenant l’exploration têtue de la société, et avec une nouvelle pathologie décrite par la psychiatrie, la paranoïa, dont le sujet mène des enquêtes pour trouver le jeteur de mauvais sort. Qu’ont-elles à voir entre elles ? C’est qu’elles utilisent l’enquête comme outil principal. Et l’auteur d’ouvrir cette inquiétude commune, un questionnement sur la réalité qui tremble sans cesse au point d’ouvrir des instances d’exploration.
La clé du roman noir permet à Boltanski d’explorer les fêlures du monde. Il met en scène les conduites anormales, tente de maitriser, de contrôler les événements, anticipe le prévisible pour stabiliser le présent : « C’est seulement sur fond de réalité, admis comme allant de soi, que l’énigme peut se détacher, briller et capter l’attention. » Par cette brèche littéraire, le chercheur en profite pour interroger le métier de sociologue qui prétend « mettre à l’épreuve la réalité de la réalité ou si l’on préfère mettre en question la réalité ». Et de s’engager dans un récit extravagant des traditions de pensée : marxisme et sociologie critique, histoire et linguistique, philosophie analytique ou anthropologie mimétique. Dans le monde de la violence, comment échapper à la traque ?
Car toutes ces enquêtes portent sur des expériences où l’on se heurte à quelque chose. La violence a eu lieu, ou elle va avoir lieu. Le sociologue, comme l’officier de police, se tient juste avant ou après le « coup ». À chaque blessure, offense, bousculade, l’attention se dresse et entraîne une enquête, des instruments d’exploration, des indices, des modèles, des traces et des références. Assurément, expérience et structure sont sur un même plan d’existence, mais ne se voient pas de la même manière. De sorte qu’à l’expérience vécue se joignent des modèles d’enquête et des types de langages qui se répondent en écarts, une lutte épuisante laissant place en fin de course au Grand Récit, celui de l’État. Car c’est à lui qu’il sera demandé de fournir l’histoire dernière de l’affaire. Avant-dernière histoire, devrions-nous dire, car de nouvelles enquêtes montreront les écueils et les récifs des petits naufrages.
Avec Comment s’invente la sociologie, se déplie un dialogue croisé sur « la petite cuisine » du sociologue qui s’adresse aux non-sociologues. Non pour « faire leçon » ou proposer un « Que sais-je ? », mais pour donner envie de se lancer en sociologie, en racontant simplement des recherches hésitantes, des embûches et des déboires, en livrant les plaisirs et les déceptions du métier de chercheur.
La première partie, « L’atelier des sociologues », expose la vie en laboratoire au-delà des parcours de Luc Boltanski, la vie des revues, l’animation des équipes. Elle décrit comment se transmet concrètement le savoir. Puis la deuxième partie raconte l’enquête, les procédés et les comparaisons, l’élaboration des modèles, travaillés par cas, par série. Une troisième partie aborde le rapport de la discipline à l’actualité politique, au traitement des problèmes sociaux avec ses pièges, ses feintes et ses dangers.
Arnaud Esquerre (qui a cosigné avec Boltanski Enrichissement en 2017) et Jeanne Lazarrus (auteure des Politiques de l’argent, PUF, 2022) s’y attellent en comparant la professionnalité exigée depuis les années 2000 aux anciennes cooptations par bandes des années 1960. Un monde les sépare. Dans ce récit de vie au travail, on se laisse prendre par l’enchaînement des chapitres. L’enquête, comment faire ? L’écriture, comment exposer les matériaux en évitant l’écriture « labo »? Les concepts, comment établir un vocabulaire, une liste à réexaminer à chaque étape ? Les modèles, avec ou sans comparaisons ? Les normes et régularités sont-elles imposées, ajustées, dénoncées, réinterprétées ? Dans ce paysage si varié resurgissent les réseaux d’intelligence à la croisée de la philosophie pragmatiste nord-américaine, des propositions de Bruno Latour et des discussions avec Laurent Thévenot à propos des Économies de la grandeur ou encore avec Eve Chiapello à propos de leur ouvrage commun, Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999). En revisitant les années 1970 et sa thèse soutenue en 1968 sous la direction de Raymond Aron, dont le titre, déjà, indiquait une préférence qui ne le quittera jamais (Prime éducation et morale de classe), on découvre que Boltanski dirige « de fait » la toute nouvelle revue Actes de la recherche en sciences sociales, sous l’autorité du même « patron », qu’il écrit de la poésie à l’extrémité du « non savoir » si l’on peut dire, aux antipodes des coagulations en habitus de la domination solide comme un roc.
Cette discussion sur la discipline sociologique, les méthodes et le jeu de définitions, de techniques et d’instruments marche aisément, car les auteurs ont un solide langage commun. C’est une des limites de l’ouvrage, car les laboratoires ne sont pas construits de la sorte. « Inventer la sociologie » ne se fait pas dans ce lieu mais par réseaux d’intelligence, par des liens souterrains, des animations de revues, des groupes informels. De sorte que ce livre reste poli envers les institutions de la recherche, respectueux envers chaque laboratoire de rattachement, alors même que ce sont des regroupements formels, contraints, aux orientations incertaines. Aussi faut-il le miroir théorique de l’équipée : quelle instance est créditée de la capacité « à dire ce qu’il en est » de l’inventivité de la sociologie ? Les laboratoires du CNRS, bien sûr. On nous assure d’une voix grave de leur solidité ! Or, les réseaux d’intelligence se fabriquent toutes voiles dehors, comme le raconte très ouvertement Luc Boltanski. Affleure alors une autre histoire.