Enterrement dans les Balkans

Avec Dans le fossé, Sladjana Nina Perković signe une satire sociale truculente sur la Bosnie contemporaine à travers les tribulations d’une famille revenue au village pour enterrer une vieille tante et se disputer son héritage. Un premier roman très drôle, et bien plus dense qu’il n’y paraît.

Sladjana Nina Perković | Dans le fossé. Trad. du serbo-croate par Chloé Billon. Zulma, 272 p., 22 €

Dans le fossé débute in medias res, au fond du fossé boueux où la narratrice est tombée. N’ayant « plus la force ni l’envie d’entreprendre le moindre exploit, y compris son propre sauvetage », elle décide de nous raconter les deux jours qu’elle vient de vivre et l’enchaînement d’événements qui l’ont conduite jusque-là. En bonne narratrice, elle commence son récit par l’incident déclencheur :

La tante Stana s’était étouffée avec un morceau de poulet. L’oncle Radomir l’avait trouvée sur le sol de la cuisine, toute bleue, les yeux exorbités. Elle s’était presque arraché le larynx avec les ongles. Maman, dans le souci de me figurer la scène le plus fidèlement possible, s’est attrapé le larynx à deux mains. Elle a tiré la langue en roulant des yeux.

La narratrice se rend donc à l’enterrement de la tante Stana, au village, un trou paumé atroce au sommet d’une montagne, puisque sa mère a juré qu’elle n’y remettrait plus les pieds – elle est fâchée avec tante Mileva depuis le milieu des années quatre-vingt-dix pour une histoire de vinaigre dans la salade ou d’aspirateur, personne ne s’en souvient –, et que son père refuse de quitter son fauteuil défoncé depuis qu’il est au chômage. Or, la présence de l’un d’eux est essentielle pour sécuriser l’héritage – la maison où la défunte habitait –, parce que « des teignes pareilles, ils sont fichus de nous arnaquer sur notre part ». Il s’ensuit toute une série de péripéties drolatiques où les membres de la famille se débattent tant bien que mal entre les traditions et l’idée qu’ils se font de la modernité pour mener à bien leurs projets.

Sladjana Nina Perković, Dans le fossé
Paysage de Bosnie © Jean-Luc Bertini

Ce roman est une véritable réussite par bien des aspects, mais le premier est de toute évidence l’humour corrosif et plutôt déjanté qui en imprègne la moindre page. Sladjana Nina Perković en use avec virtuosité, passant du noir à l’absurde et de la punchline au comique de situation sans jamais perdre le fil, et tout le monde en prend pour son grade. Mentionnons au passage Chloé Billon, sa traductrice, car traduire l’humour est ce qu’il y a de plus difficile. En effet, il ne suffit pas d’être précis, de respecter la langue et de s’astreindre à en restituer le style, mais il faut que le résultat fasse rire, et ça, c’est comme bien raconter une blague, ça exige un talent particulier. De ce point de vue, Dans le fossé est un franc succès, un livre hilarant à ranger à côté de Catch 22 de Joseph Heller ou, pour rester dans les littératures de l’Est, de The Ballad of Barnabas Pierkel, de Magdalena Zyzak, autre bijou d’humour noir hélas non traduit en français.

Dans le fossé est aussi une satire sociale qui dénonce les travers d’une Bosnie-Herzégovine empêtrée dans ses contradictions et un peu désenchantée malgré la bouffée d’optimisme qui avait saisi le pays à la fin de la guerre. Au gré de leurs tribulations, les personnages doivent composer avec le manque d’infrastructures, la bureaucratie, la corruption généralisée, le poids des traditions et notamment celui de la religion, la casse sociale due à la transition brutale vers une économie de marché, le patriarcat dont l’inertie oppose une résistance passive aux tentatives d’émancipation des femmes (souvent couronnées de succès dans le roman), l’alcoolisme endémique, mais aussi et peut-être surtout une certaine forme de fatalisme dont l’expression la plus flagrante est notre narratrice, assise dans son fossé, qui ne voit pas de raison objective d’en sortir et préfère nous raconter son histoire.

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Ce qu’elle fait avec beaucoup de verve et une aptitude peu commune à imprimer des personnages dans la tête du lecteur. La mère de la narratrice, son père, tante Mileva, le Pope et la Popesse, Mimi, le cousin Stojan et la multitude de personnages secondaires mériteraient tous d’être protagonistes de leur propre roman tant ils sont intrigants, attachants, complexes et marquants. Le colonel Aureliano Buendia n’a qu’à bien se tenir ! La narratrice, quant à elle, s’adresse régulièrement au lecteur pour remettre en question ce qu’elle écrit, dans une sorte de mise en abîme inversée qui, paradoxalement, semble renforcer la véracité des situations sociales qu’elle dénonce et des constats qu’elle fait. Ainsi, au début du chapitre 11, elle avoue hésiter à poursuivre :

Et d’ailleurs, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Une vieille femme dans un trou paumé s’est étouffée avec un morceau de poulet ? Qui ça peut bien intéresser ? Sans parler de tous ces personnages peu crédibles et de cette panique autour de l’enterrement. Rien de bien original. Se jeter sur le cercueil du défunt et donner des coups de pelle sur la fosse fraîchement comblée, n’est-ce pas un lieu commun de la littérature balkanique ? Ouvrez n’importe quel livre, et vous trouverez quelqu’un pour se jeter sur un cercueil et sauter comme un possédé sur une tombe.

Ce jeu de miroirs entre l’autrice réelle et la narratrice (qui n’est jamais nommée et se présente comme l’autrice du texte qu’on a sous les yeux) brouille les pistes, à tel point qu’on voudrait oublier que l’une n’est pas l’autre et demander à Sladjana Nina Perković comment va son cousin Stojan, ou si tonton Loir a réussi à reconstituer sa réserve secrète de rakija. On voudrait surtout lui demander quand elle compte publier la suite, parce qu’une chose est sûre, quiconque lira Dans le fossé va la réclamer en sautant comme un possédé, et peut-être même en tirant la langue et en roulant des yeux.