Les violences d’État entre police et justice

La question des violences d’État en France, c’est-à-dire des violences exercées par des agents de l’État, au nom de l’État, ne cesse d’animer le débat politique et médiatique, en particulier depuis les manifestations contre la loi Travail de 2016, puis le mouvement des Gilets jaunes, à l’automne 2018. On a vu apparaître alors de nouvelles formations policières, avec de nouvelles tactiques et de nouvelles armes, comme les LBD. Nombreux sont les livres qui ont récemment abordé ce sujet, apportant divers éclairages, chacun depuis une place différente. L’humour et l’émotion ne sont pas absents de ces ouvrages, destinés à un vaste public et valant aussi comme témoignages.

Quentin Faucompré, Catherine Meurisse, François Olislaeger, Cyril Pedrosa, Iris Pouy, Nathalie Quintane, Loïc Sécheresse, Fanny Taillandier et Aurélie William Levaux | Envoyez la Brav-M sur ces imbéciles !. Seuil/Libelle, 64 p., 9,50 €
Sébastien Roché et François Rabaté | La police contre la rue. Grasset, 320 p., 22 €
Arié Alimi | L’État hors-la-loi. Logiques des violences policières. La Découverte, 232 p., 19 €
Daniel Schneidermann | Cinq têtes coupées. Massacres coloniaux : enquête sur la fabrication de l’oubli. Seuil, 208 p., 20 €

Avec quelques petits textes vifs et des dessins sur lesquels on propose de remplacer le capitalisme par une bonne sieste et Gérald Darmanin par un bouquet de persil, les militants des Soulèvements de la Terre imaginent une rencontre entre l’enchanteur Merlin et la Brav-M, acronyme pour les Brigades de répression de l’action violente motorisées, envoyée à l’assaut d’un feu de poubelle. « Les gens sont hallucinants, quand même. Ils veulent des forêts, des oiseaux, et des rivières, ils veulent du temps libre » alors qu’ils pourraient dégager des profits. Alors, « envoyez la Brav-M sur ces imbéciles ». À cette logique des comptes, le collectif préfère la poésie des contes, et le monde de la genèse et de la germination au dispositif qui va de la fiche au flingue. 

Sébastien Roché, François Rabaté, La police contre la rue Envoyez la Brav-M sur les imbéciles, Arié Alimi, L’État hors-la-loi,
Manifestants face aux forces de l’ordre à Rouen, le 5 janvier 2019 © Domaine public

C’est ce dispositif qu’étudient Sébastien Roché et François Rabaté, à partir d’une lecture qui se veut à la fois historique et comparatiste. Sociologue pour l’un, documentariste pour l’autre, ils mettent en lumière les spécificités de la conception, des techniques et des outils de la police française face aux mouvements de la rue. Dans les pays scandinaves, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, on parle généralement de « gestion des foules ». En France, la doctrine est celle du « maintien de l’ordre » dans une logique de l’affrontement d’une police, bras armé de l’État, aux citoyens en colère. L’idée d’une population émeutière qui menace « la République » y « semble assez partagée chez les dirigeants politiques, les policiers et les gendarmes ». 

Depuis avril 1941, sous le régime de Vichy, l’ensemble des polices municipales a été centralisé. C’est donc « l’autorité politique qui, in fine, pose le cadre dans lequel elle va intervenir ». Quand, en 2019, Didier Lallement prend ses fonctions de préfet de police de Paris, il déclare à la maire de la ville, Anne Hidalgo : « Je suis là pour protéger le président. » En Allemagne, où pas plus qu’en Grande-Bretagne n’existe un équivalent de la gendarmerie, c’est-à-dire un corps militaire remplissant des fonctions de police, sauf dans quelques situations exceptionnelles (attaques terroristes, catastrophes naturelles), la police est de la compétence des Länder, c’est-à-dire des États-régions. 

L’usage depuis quelques années d’armes non létales, mais à l’origine de blessures et de mutilations importantes, a marqué un tournant et même un basculement dans l’histoire du maintien de l’ordre à la française où l’usage de la violence semblait aller en décroissant. Tout au long du XIXe siècle, le maintien de l’ordre, apanage de l’armée, y était resté sanglant. Les grèves insurrectionnelles à la Libération ont été réprimées au prix de plusieurs morts. Maurice Grimaud, préfet de police de Paris en mai 1968, disait avoir hérité « d’une police marquée par la violence », et semblait être adepte de ce qu’on a appelé depuis la désescalade. 

Cependant, la révolte des jeunes de banlieue, avec ses pics d’intensité, comme à l’automne 2005, va exacerber les tensions le plus souvent à la suite de « bavures policières ». Les postures opérationnelles vont changer, de même que les équipements et l’armement, avec introduction du flash-ball, du LBD, des grenades de désencerclement, des grenades défensives et offensives, ou encore à effet de souffle. Ces armes sont d’abord destinées aux brigades qui interviennent dans les banlieues « poches de pauvreté et d’exclusion » puis l’usage en sera étendu. 

Sébastien Roché, François Rabaté, La police contre la rue Envoyez la Brav-M sur les imbéciles, Arié Alimi, L’État hors-la-loi,
Un lanceur de balles de défense de marque Flash-Ball en 2006. Arme catégorisée comme « non-létale » (France) © CC BY-SA 2.0 / Nerban Del Burn/WikiCommons

Se cantonnant à la description, Sébastien Roché et François Rabaté ne se hasardent pas dans l’analyse des logiques des violences policières, à la différence de l’avocat Arié Alimi, qui a découvert les violences policières dans l’exercice de sa profession. Jeune avocat pénaliste au tribunal correctionnel de Bobigny, il assistait en comparution immédiate des jeunes gardés à vue. « C’est dans ces boxes exigus, sans fenêtres, aux néons blafards, que mes yeux se sont portés pour la première fois sur des visages et des corps tuméfiés. » Comment penser que des policiers puissent volontairement frapper ou tabasser les personnes qu’ils interpellaient, sans que le médecin commis pour la garde à vue y trouve à redire ? Quand les armes évolueront, les corps seront marqués des traces brunes de brûlures de taser, « utilisé inconsidérément dans un geste devenu anodin, cinquante ans après l’abandon de la torture à la gégène sur les peaux algériennes ». 

Cette violence fait partie du quotidien sordide des hommes et des femmes coupables d’être nés dans ces « cités » que connaît bien Arié Alimi, pour être né lui-même à Sarcelles, dans une barre de cinq étages, après que sa famille, en 1962, eut quitté Constantine. Les bailleurs sociaux ont progressivement acheminé vers ces immeubles, d’abord destinés aux classes moyennes blanches, des populations issues de l’immigration coloniale puis postcoloniale, et ont laissé cet habitat se dégrader. « L’exception a été construite dans l’abandon », avec un discours corrélatif qui a consisté à « essentialiser et à culturaliser la criminalité et la délinquance qui y sont nées, présentées comme inhérentes à la culture des populations qui y vivent ». L’exception devient la règle, et, quand Arié Alimi plaide à Paris, il constate que la couleur de peau, le faciès, l’origine géographique ou sociale, entrainent toujours un traitement différencié, où c’est la seule parole de la police qui est entendue. 

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Devant la police, la justice fait le plus souvent profil bas, comme si les violences policières qu’Arié Alimi qualifie de racistes se doublaient de violences judiciaires tout aussi racistes et discriminatoires. Dans ces autres cas de violences policières dont témoigne Arié Alimi, qu’il s’agisse des violences politiques ou des violences policières de circulation, avec les courses-poursuites qui tuent, il semble que le pouvoir d’État fasse disparaître le droit, en s’appropriant l’espace commun de la démocratie, et en restreignant la liberté de circuler. 

Contre la force d’un État qu’il juge hors-la-loi, parce qu’à travers les pratiques violentes illégales de ses représentants il a pour objectif d’assujettir la population en consacrant un ordre répressif, disciplinaire et punitif exempt de toute critique légale, Arié Alimi invoque le droit. Le droit, arme de répression façonnée par l’État, « peut devenir outil de justice pour les victimes, combattre la violence et transformer l’État ». Le droit est aussi une langue partagée par toutes les populations. Il l’a d’abord découverte sur les bancs de l’école juive de Sarcelles Torat Emet (La loi de la vérité) avant de la retrouver à la faculté de droit et de lui consacrer désormais sa vie. 

Arié Alimi remarque combien les violences policières résonnent avec l’histoire coloniale de la France. Une nuit d’avril 2020, alors que les Français sont confinés, un homme, poursuivi par la police du commissariat d’Asnières-sur-Seine saute dans la Seine pour échapper au contrôle. Il est égyptien, sans papiers, et redoute d’être expulsé. Quand les policiers le ramassent sur la rive de l’île Saint-Denis, épuisé et couvert de vase, ils le menottent, le frappent et se moquent de lui. Leurs propos enregistrés ont été publiés sur Mediapart : « un bicot, comme ça, ça ne nage pas » ; « On aurait dû lui attacher un boulet aux pieds ». 

C’est ce lien qu’établit aussi le journaliste Daniel Schneidermann, avec une longue enquête sur la fabrication de l’oubli des massacres coloniaux. Tout part d’une gravure, extraite d’un numéro de L’Illustration intitulé « L’œuvre de la civilisation en Afrique » qu’il découvre, en mars 2022, au musée de l’Armée, tout proche de la maison de son enfance. L’image est celle d’un Noir, assis par terre, tenant une calebasse. Devant lui, cinq têtes coupées. Elles appartenaient, explique la légende, à « des prisonniers capturés parmi les fuyards des bandes d’Ahmadou ». Cette image fait partie du roman colonial, tout comme celle du gentil Macoco dont le petit Daniel Schneidermann suivait les aventures dans son premier manuel de lecture, Le voyage de Macoco. « Aujourd’hui comme hier, le lecteur blanc est préservé de la souffrance noire », sauf si une image ou une vidéo, celle de George Floyd ou celle de Nahel, fait, au moins momentanément, l’effet d’un électrochoc. 

Daniel Schneidermann Cinq têtes coupées
Image tirée du magazine L’Illustration du 11 avril 1891, à l’origine du livre de Daniel Schneidermann © Domaine public

À partir de cette image des cinq têtes du Soudan français, c’est-à-dire de cette région du lac Tchad où il s’agit de gagner de vitesse les Britanniques, Daniel Schneidermann creuse et déterre des dizaines de milliers de cadavres, comme une « sanglante guirlande d’Oradours » avec exécutions sommaires, pillages, viols et incendies. La mission Voulet et Chanoine dont il est ici question s’achèvera par la mort des deux capitaines et par l’assassinat du militaire chargé d’arrêter leur convoi. La dérive meurtrière de ses chefs est attribuée à une maladie coloniale. De la terre d’Afrique, écrit un journaliste de l’époque, « s’exhalent à flux continu je ne sais quels miasmes subtils et perfides qui affolent les nerfs et détraquent les cerveaux ». 

À part l’anomalie Savorgnan de Brazza, à qui les colons reprocheront son excès de douceur, la pratique des massacres coloniaux est « systémique », mais elle est tombée « dans l’oubliette mémorielle ». Daniel Schneidermann lui-même dit ne l’avoir découverte que tardivement. Seules les statues des ordonnateurs d’incendies et de mains coupées se dressent encore sur nos places, mais on ne sait plus ce qu’ils ont fait. 

Au-delà de la mise en lumière de la genèse et des visages multiples de la violence d’État, ce qui apparaît à travers tous ces livres, c’est le besoin de réinventer un ordre de la loi, « une croyance commune en la véracité d’un récit », comme l’écrit le collectif des Soulèvements de la Terre, de parler cette langue commune, « seul moyen », selon Arié Alimi, « de mettre fin à la violence ».