Les abysses réunit deux nouvelles de George Steiner, la première tirée d’un recueil de 1996, The Deeps of the Sea and Other Fiction, traduite par Brice Mathieussent, la seconde, parue en 2002 dans The Kenyon Review, traduite par Pierre-Emmanuel Dauzat. Un illustre essayiste polyglotte, deux traducteurs couverts de lauriers, que demander de plus ? Le livre paraît sans avant-propos ni mention des titres originaux, ni note éditoriale qui expliquerait le choix de ces deux nouvelles parmi d’autres.
Steiner, en qui la romancière Antonia Byatt voyait un homme de la Renaissance « très, très, très tardive », se disait hanté par la mort et par l’ombre de la Shoah. La famille était en visite à New York lorsque le père, pressentant l’orage, décida de ne pas les ramener en France, moins d’un mois avant l’Occupation. Parmi les enfants juifs de sa classe du lycée Janson-de-Sailly, seul George et un de ses camarades ont survécu à la guerre, raconte Maya Jaggi [1], survie dont il tire un sentiment d’obligation. L’Europe reste pour lui le lieu du massacre, de l’incompréhensible, mais aussi des cultures qu’il aime et auxquelles il dit tout devoir.
Outre ses nombreux ouvrages critiques, Steiner a publié au fil de sa longue carrière plusieurs recueils de nouvelles. Si l’essayiste peut se passer d’introduction, l’auteur littéraire est à ce jour assez peu connu en France. Le « Quarto » Gallimard de ses Œuvres (2013), dirigé par Pierre-Emmanuel Dauzat, mettait l’accent sur le critique, n’accordant à l’écrivain qu’un monologue extrait du Transport de A.H., traduction de « The Portage to San Cristobal of A.H. », qui suit la nouvelle éponyme dans The Deeps of the Sea. A.H. n’est autre qu’Adolf Hitler survivant dans la jungle d’Amazonie, dont la capture par des chasseurs de nazis sème l’émoi dans toutes les chancelleries européennes. Selon Steiner, l’ouvrage était le produit d’une vie entière de travail sur le langage humain, « qui peut servir aussi bien à bénir, aimer, construire, pardonner, mais aussi à torturer, haïr, détruire et annihiler [2] ». À sa sortie en Angleterre, la plaidoirie prêtée à Hitler avait suscité une vive controverse : il affirme avoir tout appris du judaïsme et des Juifs, les Marx, les Moïse, les Jésus, leur théorie du peuple élu, leurs génocides, leur invention d’un Dieu tout-puissant, et impute à tout l’Occident, par sa complicité au moins passive, une part de responsabilité dans l’Holocauste. De ce roman qui explore les racines profondes de l’antisémitisme européen, Christopher Hampton a fait une adaptation théâtrale où le talent oratoire d’A.H. occupait les vingt dernières minutes, provoquant dans le public des applaudissements suspects, et des manifestations indignées devant le théâtre. Les autres nouvelles du recueil explorent les pièges les plus retors de la conscience – élans héroïques, terreur abjecte, culpabilité, exaltation, jalousie, fantasmes hideux, mémoire étouffante –, l’inhumanité la plus monstrueuse au cœur même de la culture, au cœur des ténèbres, le devoir de remembrance opposé au « silence obscène du massacre ».
La plus courte des deux nouvelles, « Les abysses », qui comme dans la version originale donne son titre au volume, paraît en français pour la première fois. La seconde, « À cinq heures de l’après-midi », a déjà été publiée en 2008, dans les Cahiers de l’Herne. À première vue, seuls la virtuosité du style, la violence contrôlée des images, les apports de sources et références littéraires les rapprochent. Deux plongées terrifiantes, l’une individuelle dans les profondeurs marines, qui se révèlent aussi celles de l’inconscient, l’autre dans le réseau mondial de la drogue.
« Les abysses » se déroule sans ancrage politique dans un temps ou un lieu précis. Aaron Tefft possède une demeure à Salem – de sinistre mémoire, qui n’est ici qu’effleurée – mais son horizon de vie est l’océan. À la parution du recueil original, l’intérêt des critiques s’était concentré sur la seconde partie du titre, and Other Fiction, notamment « The Portage of A.H. », mais l’un d’eux, Bryan Cheyette, soulignait à juste titre que l’image qui obsède Tefft, la traîtrise des courants souterrains, plante ses racines dans des mers universalisées, et suscite des vagues d’échos dans toute la fiction de Steiner.
À bord de l’Hibernia, Aaron, second du navire, affronte sans crainte typhons et ouragans, mais lorsqu’il rentre chez lui, il vit possédé par l’angoisse d’être « inhumé en mer » [sic], par des rêves où les courants l’aspirent dans la plus profonde des fosses marines : « La mer vire à l’encre : les requins-marteaux font rouler leurs yeux globuleux, les espadons transpercent le couvercle du cercueil, poignardent les os horrifiés de M. Tefft ». Mais « curieusement, en mer, le cauchemar semblait moins oppressant. C’était dans sa maison qu’il créait le chaos. » Car Aaron s’isole dans son cauchemar, son épouse, Katherine, s’en plaint amèrement : « Vous sillonnerez les mers jusqu’à votre vieillesse, Aaron. Je ne peux vous retenir. La nuit, je sens les marées vous arracher à moi. Ah comme je hais vos océans ! Je les hais, Aaron Tefft ! Je les hais ! » Puis soudain, au milieu de ces visions torturées s’insinue une histoire de trahison, de jalousie et de vengeance. Pendant ses traversées, c’est désormais l’image de Katherine qui le hante. Au cas où le lecteur hésiterait, Steiner lui fournit un indice : le jeune et séduisant architecte qu’Aaron accueille à bras ouverts chez lui cite de travers Othello.
Les héros mexicains de « À cinq heures de l’après-midi », Casteñon, Cardenio le populiste trotskiste, Rosaria, la timide Francesca qui cite Ovide en latin, Osvaldo le libraire poète amateur, Serra le vieux rhapsode, membres d’un petit cercle de lecture, décident de se rendre à Medellín pour offrir à ses malheureux habitants le secours de la poésie, tel Orphée charmant les animaux les plus féroces. Avant de s’y résoudre, ils débattent des pouvoirs ambigus de la poésie, évoquent ceux qui ont pris le parti de la mort, chanté des hymnes au père Staline. Un poème a-t-il jamais empêché une tuerie, ou a-t-il servi à l’embellir ? Qui a jamais essayé d’arrêter les balles avec des poèmes ? Quevedo, Maïakovski, Mandelstam, Octavio Paz les accompagnent comme des ombres tutélaires. Le sens du titre, et le destin de leur projet, apparaît clairement quand ils annoncent leur performance sur place, « A la cinque della tarde » : même estropiée par le fabricant de l’écriteau, las cinco c’est l’heure de la corrida où fut mortellement blessé le torero Ignacio Sánchez Mejías, ami du poète García Lorca qui lui dédia un llanto avant d’être exécuté deux ans plus tard par les milices franquistes. Serra rectifie le titre du poème lorsqu’il le récite en public.
La tentative du fragile cercle de lecture face aux trafiquants pourrait paraître dérisoire si elle ne réveillait les échos d’un autre récit de Steiner, donné lors d’une émission télévisée, « Of beauty and consolation », qu’évoquait Tiago Rodrigues au dernier acte du festival d’Avignon l’été dernier : au Congrès des écrivains soviétiques de 1937, sachant que ses propos quels qu’ils soient le condamneraient, Pasternak avait prononcé un seul mot : le nombre 30. Et l’auditoire s’était levé pour réciter par cœur sa traduction du sonnet 30 de Shakespeare, avec la conviction que le poème leur survivrait à tous.
Un débat parallèle se déroule sur place à Medellín dans l’hôtel où ils vont arriver. Les entretiens donnés par un indic au journaliste du Philadelphia Inquirer détaillent l’organisation du commerce mondial et les principaux responsables : « C’est les fumiers de chez vous. C’est les millions de Laredo à Chicago qui consomment la marchandise ». « Foutus Amerloques ! Ils prêchent, vous demandent des excuses pendant qu’ils sniffent de l’héroïne à plein nez. » Avec la complicité des gros bonnets de Washington, bien sûr, car « s’il y avait pas la drogue pour les faire tenir tranquilles, les noirs mettraient le souk dans les villes », sans compter que « les narcotiques, c’est une bonne excuse pour envoyer des troupes au sud de la frontière ». Les forces de l’ordre ne sont qu’un cartel parmi d’autres. Et tout le monde en profite, la Sainte Mère l’Église qui prélève ses dîmes, les millions de Colombiens qui crevaient de faim, et les intermédiaires tout au long de la chaîne de distribution. Le massacreur sadique Escobar, emperador de la cocaïne, est « l’ange gardien des taudis, le bienfaiteur des indigents », qui a financé des écoles et des terrains de jeu dans les bidonvilles. Discrètement, le journaliste enregistre aussi la rencontre des poètes avec un baron local de la drogue qui exige d’eux un llanto pour un de ses tueurs et leur ressort à peu près les mêmes arguments, la misère des paysans, la demande en Amérique du Nord, en Europe, assortis de chiffres : soixante cinq mille hectares consacrés à la culture de la coca, un milliard de dollars par an. Qu’adviendra-t-il de ces enregistrements, la nouvelle ne le dit pas, à moins d’imaginer que le journaliste en fit don à Steiner.
Brice Matthieussent rend avec compétence la subtile élégance de l’auteur et son vocabulaire recherché, à quelques détails près – l’« inhumation en mer » à chaque mention du cauchemar récurrent de Tefft, des livres reliés en « marocain », un « je vous l’accorde » qui devrait être « je vous accorde celui-là », that one étant la Marie Céleste, dont l’équipage entier disparut mystérieusement en 1872. Talentueuse aussi, mais beaucoup moins fidèle, la traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat trahit un sérieux laisser-aller. Dauzat rend avec verve les dialogues, avec sensibilité la cruauté inventive des tortures, mais simplifie souvent l’original. Il confond les niveaux de langage, introduit des familiarités dans le discours châtié de l’instituteur pédant, et jusque dans la narration. Son Informateur use d’un vocabulaire ordurier, ponctué de « vous savez pas, hein ? » mais parle au passé simple, ne se gratte pas l’aine comme chez Steiner, mais le tarin. Au lieu de s’entretuer, les boss se sont flingués. Et ce n’est pas la « nichée » qui souffre audiblement, c’est l’embrayage de leur vieille guimbarde. Autant de faux sens qui surprennent, venant d’un traducteur aussi chevronné, et confirment l’impression de hâte, l’absence de relecture. Ironie du sort, les coquilles de l’original sont corrigées, mediodía et non melodía, cenizas et non conizas mais aussi, à tort, celle d’Osvaldo, auteur des écriteaux, qui a estropié la citation de Lorca. Steiner mériterait, non pas forcément de meilleurs traducteurs – ceux-ci sont déjà fort bons –, mais un éditeur plus exigeant.
[1] Elle trace un portrait informé et objectif de son parcours intellectuel dans « George and his dragons », The Guardian, 17 mars 2001.
[2] D.J.R. Bruckner, « Talk with George Steiner », The New York Times, 2 mai 1982.