Sonia Kronlund, dont on aime tant la voix âpre et l’énonciation précise au début de chaque reportage de la célèbre émission Les pieds sur terre qu’elle a créée en 2002, propose avec L’homme aux mille visages un livre d’enquête tout à fait passionnant. Une histoire banale, au démarrage, qui se raconte de bouche à oreille, et qui ne convoque pas la mort, mais qui, dès lors qu’on en comprend la teneur, suscite l’effroi.
Une histoire qui pourrait alimenter une conversation de femmes entre elles : après tout, il s’agit d’un homme qui est un menteur et qui a fait souffrir non pas une, deux, trois femmes, mais une quinzaine, et cela dans différents pays, et sur une période très longue. On a tous et toutes rencontré de beaux parleurs. Et l’on serait tenté de se croire au cœur de la paranoïa féminine, tant l’homme décrit correspond, pour chaque femme, à ce qu’elle attendait de lui. Mais on s’aperçoit très vite que le serial lover auquel Sonia Kronlund a décidé de consacrer des mois d’enquête, un reportage (à écouter ici) et pour finir un livre, ce démon qui semble construit pour tout à la fois exaucer le désir féminin et détruire la femme qui aura succombé à ses charmes, existe réellement et qu’il nous entraîne dans une quête désespérée de la vérité.
Car quelle vérité peut-on espérer trouver au fond d’une personnalité mythomane, qui ne cesse de mentir, de faire croire à des métiers, à des nationalités, à une famille, à un passé, et même à des traumas passés ? Il ne s’agit pas de sauver cet homme et son impossible vérité, mais bien de sauver les femmes qui ont été ses victimes. Car pour les femmes qui ont subi le calvaire d’un mensonge aussi faramineux, aussi énorme, aussi englobant (et d’une certaine manière totalitaire), c’est leur propre capacité à saisir le réel, à le nommer, à le décrire, qui est mise à mal.
Il y a chez Sonia Kronlund une qualité d’empathie certaine. « C’est une forme d’habitude que j’ai prise de chercher avec mes interlocuteurs, que ce soient des amis, des relations de travail ou des “sujets”, un lieu commun, un terrain d’entente, quelque chose que nous partageons qui va nous permettre de nous lier, pour que l’autre se sente à la maison, en lieu sûr. » Il y a, pour Sonia Kronlund, « une certaine science à faire l’archéologie de ce qui nous rassemble ». Face à Ricardo, l’homme qui est pour chaque femme « l’homme de sa vie », cette possibilité de trouver maison commune, terrain commun, s’effrite. « Au fondement du langage, il y a cette convention tacite qui implique que nous disions tous a priori la vérité. »
Et d’ailleurs, Sonia Kronlund en fait l’expérience désagréable, « la surcharge cognitive induite par la complexité de cette opération mentale qu’est le mensonge produit un stress quantifiable. Il est plus difficile pour le cerveau de mentir que de dire la vérité ». Pour approcher cet homme, il faut dissimuler, il faut mentir, il faut mettre au point un plan. En Pologne, Sonia Kronlund invente un reportage fictif sur les « étrangers qui réussissent à s’intégrer en Pologne en participant à des événements collectifs, par exemple des marathons, organisés par leur entreprise ou par la ville ». Grâce à ce stratagème, elle va pouvoir interviewer Ricardo sans qu’il se doute de rien. Sonia Kronlund ne se sent pas bien dans ce mensonge qu’elle s’impose, mais elle ressent aussi l’excitation qu’il peut procurer : « J’ai mis ma cape d’invisibilité, je suis légère, puissante, avec une pointe d’excitation. Je suppose que ce sont des sensations que Ricardo a éprouvées plus d’une fois : le coup de fil est grisant, je conçois l’addiction potentielle. »
En réalité, toute cette histoire procure une sorte d’addiction. Sonia Kronlund se confronte et nous confronte à ce qu’est cette vérité profonde que l’on croit exister au fond de nous : « Restait la question de savoir ce qu’il y avait derrière ou au fond, dans ce qu’on appelle l’intériorité de cet homme. N’y avait-il que du vide, du chaos, un être shakespearien sans forme ni contours, mais plein de mots ? À vrai dire, je m’étais toujours demandé ce qu’on entendait par la “vie intérieure” et je comprenais encore moins ce que serait avoir “une riche vie intérieure” […] Mais au risque de passer pour une ignorante ou une folle (ce qui reste possible, ça ne collait pas avec mon expérience : je n’ai pas l’impression d’avoir de vie intérieure, de pensées qui resteraient bien cachées quelque part, tapies je ne sais où, mais auraient une existence propre, uniquement accessible par l’introspection, la méditation ou que sais-je). Et je fis le pari que cette notion n’était pas plus adaptée au cas de Ricardo. Tout était posé là, dehors ». Tout poser là, dehors, c’est ce que ce livre s’attache à faire, dans un souci d’honnêteté qui nous emporte sans jamais nous décevoir.