Sous un titre plus énigmatique qu’il n’y parait (Les monuments de Paris), un peu trompeur même et dont le sens véritable se manifestera progressivement, Violaine Huisman évoque des figures hautes en couleur et assez émouvantes de sa famille : une généalogie passionnelle présentée comme un « roman », qui doit beaucoup aux travaux d’une historienne (Hélène Serre de Talhouët) mais qui associe l’intime le plus douloureux aux vicissitudes de l’Histoire.
Violaine Huisman revient dans les premières pages sur le déclin de son père moribond avec une louable délicatesse et une tendresse qui était déjà sensible dans le portrait de sa mère bipolaire et de son suicide dans son premier roman, Fugitive parce que reine (Gallimard), qu’un prix Françoise-Sagan a couronné en 2018 de façon légitime. Une époque « moderne » s’y trouvait reconstituée (les trente glorieuses, la prospérité, mais considérées du point de vue de l’intime) et la nôtre rétablie dans ses préoccupations, comme le bonheur de ses « filles », l’identité juive et la déchéance physique du grand âge. Quelques lignes de l’incipit suffisent à donner à partager une atmosphère, c’est une fille qui s’adresse à son père, muet, ou grandiloquent, distrait, ailleurs. « Te voir avachi devant la télé en plein après-midi me sidère et me brise le cœur. Je coupe le son. Merci, silence. »
La mémoire se désagrège, et Violaine Huisman tente d’en saisir des fragments : « En ces instants que je passe à ton chevet, je me fous que tu ne te rappelles rien : ni l’âge que j’ai, ni l’existence des filles, ni le suicide de ma mère. La guerre est à peu près tout ce dont tu te rappelles. » Cruel vandalisme du temps. Mais qui est ce père que Violaine semble vouloir à la fois défendre, accuser et s’excuser d’aimer ? « La jeune fille Violaine » nous réserve une première surprise, une première énigme résolue et qui fera éclater de rire tout ancien « prof de philo ». Les harmoniques claudiennes du prénom ne font qu’ouvrir une fausse piste.
En revanche, nous avons une première révélation quand nous sommes informés de l’identité du père dont la parole se brouille, puisqu’il s’agit de l’auteur du célèbre Vergez et Huisman, l’équivalent pour la philosophie du Lagarde et Michard, ce manuel de philo à l’usage des familles inquiètes qui éprouvent le besoin de soutenir pragmatiquement les futurs bacheliers. Ce fut à l’époque un coup de génie, le triomphe commercial de « l’antisèche », un heureux coup de marketing, qui pouvait scandaliser – qui serait choqué aujourd’hui ? – et qui s’accompagnait d’initiatives plus hardies comme la création d’un école d’attachés de presse. Denis Huisman fit fortune, et mena grand train tout en collectionnant les livres de philo dans un appartement à part, bien reliés. Dans la belle notice nécrologique qu’il lui a consacrée dans Le Monde, Roger-Pol Droit a voulu voir en lui « un grand gourmet, un grand séducteur, un grand roué, un grand naïf », « tantôt en avance sur son temps, tantôt suranné, toujours en décalage », une figure assurément balzacienne, avec laquelle il dut à l’époque être bien difficile de nouer des relations sans grandiloquence. Philosophe et business man, il fut peut-être la forme contemporaine du sophiste grec… Violaine Huisman ne se fait en tout cas pas d’illusions sur son père, flamboyant personnage, aux nombreuses maîtresses et aux belles voitures. Une revanche.
Mais ce n’est pas tout, l’histoire prend d’autres couleurs, d’autres vérités vont se révéler progressivement au rythme de la lecture des archives et des correspondances familiales. Ce qui va donner une agréable vivacité et un certain charme aux souvenirs d’une jeune femme qui, longtemps éloignée (aux États–Unis), ne parvient pas à en vouloir à son père, Denis, ni à son grand-père, Georges Huisman. Mais cela n’empêche pas qu’on sente à la fois toute l’influence du patriarcat, avec la révélation de leur identité juive, une identité jusqu’ici à la fois niée et affichée, refoulée, et allant de soi. Tragique situation, bien décrite (me semble-t-il) par Violaine Huisman.
Il est vrai qu’avec Georges, « le père du père », si l’on peut s’exprimer ainsi, nous sommes au plus haut degré de la méritocratie républicaine : c’est un ancien élève de l’École des chartes – immémorial gage de sérieux – qui va exercer auprès du président Paul Doumer la fonction prestigieuse de secrétaire général de l’Élysée. Malheureusement, l’assassinat du président en mai 1932 par un révolutionnaire russe l’oblige à prendre d’autres fonctions, notamment, au moment du Front populaire, celle de directeur général des Beaux-Arts, sous la tutelle de Jean Zay. Il va se passionner pour cette fonction, pour la diffusion populaire de la culture, un véritable engagement qu’il va notamment présenter dans une conférence salle Pleyel en avril 1937. Malraux n’est pas loin.
Il va également se battre pour faire reconnaître le cinéma comme un art authentique et préconiser la création d’un festival de Cannes rival de la Mostra de Venise, sous l’influence idéologique des fascistes. Un festival de Cannes qui pariait habilement sur le glamour et la présence des stars. Mais un projet peut-être un peu trop léger dans les circonstances.
L’averse disperse le dîner de gala, il faudra attendre la victoire pour que ce festival puisse s’installer. Georges en fut un temps le président, mais, entre-temps, que de tribulations avec la guerre ! Le chartiste était lui aussi un personnage flamboyant, petite moustache, nœud papillon, yeux bleus, avec comme maîtresse une riche aristocrate bretonne. Mais, comme directeur des Beaux-Arts, il a notamment l’intuition d’acheter un château (Chaumont-sur-Loire) pour y préparer la mise à l’abri des œuvres du patrimoine en cas de conflit. Le moment venu, ce sont plus de 5 200 camions qui furent chargés de cette opération. Par ses soins.
Mais, après l’irritante période d’inaction, après la « drôle de guerre », vient le moment de la guerre, de la déroute, de la débâcle, de l’exode. Que faire ? Le haut fonctionnaire juif et républicain n’accepte pas cet armistice, les projets politiques de Pétain, les ruses de Laval. Continuer à se battre ? Une opportunité va s’ouvrir en ce sens, Georges embarque sur un navire, le Massilia, avec toute sa famille – dont le petit Denis et une bonne part du personnel politique juif de la Troisième République. L’affaire est bien connue, le Massilia, loin d’offrir une possibilité de résistance, se révéla après une longue errance maritime un piège politique, à l’encontre de Léon Blum, de Jean Zay, de Georges Mandel, exposés plus tard à d’ignominieuses poursuites judiciaires.
L’important, à ce moment du récit, c’est d’abord le statut des juifs d’octobre 1940 qui, étape après étape, systématiquement, prive les juifs de France de tous leurs droits. Y compris celui « d’exercer des professions artistiques » et même de « téléphoner ». Georges, après cette odyssée qui le conduit finalement à Alger et Marseille, tente de rétablir sa situation, en vain. Les relations s’évanouissent, les services rendus sont oubliés, il faut se battre contre la misère. Reste aujourd’hui l’énigme des « monuments de Paris » qui reste en suspens : quelques indications permettent d’esquisser une géographie secrète dans la vie de l’autrice, New York, mais aussi Marseille, Dakar, Valmondois, et ce livre de Contes et légendes du Moyen Âge que le chartiste tellement attaché à la France avait écrit avec son épouse. Tout n’est pas dit, l’essentiel transparaît.