Juste avant Freud

L’Autrichien Ferdinand von Saar, contemporain de Leopold von Sacher-Masoch, est né en 1833, soit une cinquantaine d’années avant Stefan Zweig, Franz Kafka ou Joseph Roth : ces grands noms lui font aujourd’hui de l’ombre, et les Français le connaissent d’autant moins qu’il est peu traduit. La traduction du Lieutenant Burda en 2022 a permis de découvrir un de ces courts récits dans lesquels von Saar excelle à dépeindre son temps, avec beaucoup de justesse additionnée d’une pointe d’acrimonie. Avec Histoire d’une enfant de Vienne, voici une nouvelle variation littéraire sur le thème de la « double monarchie » finissante, qui s’attache cette fois à la vie tumultueuse et tragique d’une jeune femme.

Ferdinand von Saar | Histoire d’une enfant de Vienne. Trad. de l’allemand (Autriche) et postfacé par Jacques Le Rider. Bartillat, 144 p., 20 €

Là encore magnifiquement traduit par Jacques Le Rider, qui enrichit le texte de nombreuses notes et d’une précieuse postface, le roman s’ouvre en 1870 sur une cérémonie de mariage, durant laquelle le narrateur reconnaît sous les traits de la fiancée une femme qui l’avait troublé dix ans plus tôt, à peine sortie de l’adolescence. Cette rencontre inattendue ressuscite en lui le sentiment fort, mais mitigé, qu’elle lui avait inspiré alors, l’attirant par l’étrange beauté de ses yeux avant de l’effrayer par ses manières peu convenables. Un brusque départ qui ressemblait fort à une fuite semblait avoir mis un terme définitif à ses tourments quand, dix ans plus tard, alors que tous deux ont vécu sans nouvelles l’un de l’autre, leurs chemins se croisent à nouveau. Craignant sans doute de démêler davantage ses sentiments, le narrateur s’en tient à la curiosité pour justifier ce qui, malgré lui, le pousse vers elle.

Car ici, le narrateur n’est plus un simple témoin des faits comme dans Le lieutenant Burda, c’est lui-même qui entre dans une relation complexe avec l’héroïne, Élise Schebesta, devenue par la suite Madame Stadler, puis Elsa Röber. La volonté de l’auteur d’impliquer le narrateur, au lieu de le réduire à son rôle de scribe, se révèle un habile subterfuge qui rend l’action plus authentique. Et comme pour mieux brouiller le jeu, ce narrateur ressemble beaucoup à l’auteur qui a troqué en même temps que lui son sabre d’officier contre une plume d’écrivain.

Ferdinand von Saar, histoire d'une enfant de vienne
Caricature de Koystrand, La bouquetière viennoise (Vienne, 1903) © Domaine public

Le récit reste toutefois une œuvre de fiction, même si les personnages peuvent être inspirés de modèles réels. Le narrateur rencontre la jeune Élise Schebesta en 1860, alors qu’il vient de quitter la vie militaire. Il la retrouve le jour où elle se marie, au printemps 1870, et le dénouement survient en 1892, au moment où une représentation de Parsifal à Bayreuth met les salons en émoi. L’histoire s’inscrit donc dans la durée, mais de manière discontinue, le narrateur relatant ses différentes rencontres avec celle qui croise régulièrement son chemin, étalées sur une trentaine d’années, et concentrées dans un récit de moins de quatre-vingts pages. Entre-temps, les années passent, les personnages vivent leur vie chacun de son côté, et, quand ils se retrouvent épisodiquement, leur relation souffre d’un passé qu’ils n’ont pas partagé. Élise use plus ou moins consciemment de son charme, le narrateur s’efforce d’y résister sans jamais y parvenir complètement : la confusion des sentiments aurait-elle pu trouver cadre plus judicieux que cette Vienne fin de siècle, où l’on se met à fouiller l’inconscient, où les médecins aussi prennent la plume ?

Rien d’étonnant dans ce contexte si les rapports entre les deux personnages suivent un parcours sinueux, qui pousse parfois le récit au-delà du vraisemblable pour s’aventurer dans la zone grise où la raison s’égare. Entre le style réaliste et celui du conte, Ferdinand von Saar semble ainsi assumer un double héritage, alliant l’écriture classique à la liberté d’imagination. Si l’œuvre n’entre pas plus avant dans l’imaginaire fantastique que les écrivains de la Mitteleuropa ont abondamment illustré, on trouve ici de quoi souscrire à la formule lapidaire de « Maupassant viennois » qu’on a pu employer à propos de Ferdinand von Saar.

Un détail, par exemple, résume à lui seul l’étrange (et peut-être maléfique) beauté d’Élise : ses yeux d’or. Souvenir de la Paquita Valdès de Balzac ? En tout cas, cette femme a tout pour ensorceler les hommes, comme le suggère le portrait que le narrateur fait d’elle le jour de son mariage : « De haute taille, un peu plus grande que le fiancé, elle marchait à son bras vers l’autel, pâle d’émotion, en inclinant la tête. Son voile ondoyant, la parure de myrte dans ses cheveux blond foncé, le blanc mat de sa robe de mariage nimbaient sa physionomie énergique et élancée d’une sorte de doux rayonnement, et maintenant qu’elle redressait la tête, ses yeux brillaient comme de l’or. » À voir cette femme à la fois chaste et lascive, à retrouver intact l’or de son regard, difficile d’imaginer que l’esprit de la jeune fille prête à croquer la vie ait pu déserter le corps de la respectable épouse et future mère.

Après le narrateur et le mari, l’arrivée d’un troisième homme ne tarde pas à changer la donne : Élise tombe sous le charme de Léo Röber, un affairiste douteux pour lequel elle abandonne sa famille, et sa vie à nouveau bascule, irrémédiablement cette fois, car l’homme à qui elle se voue l’entraîne dans un engrenage diabolique. Délaissant la sécurité bourgeoise, elle passe rapidement pour ce qu’elle n’est pas : une femme de mauvaise vie. Ferdinand von Saar charge son personnage, de femme infidèle en mère indigne, elle porte une responsabilité dans la mort de son  mari et, pire encore, de ses enfants, avant de sombrer elle-même – mais est-ce vraiment dans le vice ? Sa conduite scandaleuse ne la condamne en fait qu’aux yeux des plus conformistes, car elle incarne aussi, jusque dans sa chute, la femme moderne dont son époque multiplie les exemples. Toujours soucieuse de vivre comme elle l’entend, elle brise le carcan des conventions, quoi qu’il lui en coûte : et il lui en coûtera beaucoup, car l’emprise de la passion ne fera jamais d’elle une femme libérée.

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Sous le nom d’Elsa Röber, elle tente sa chance en littérature, tant pour la gloire que pour affirmer son indépendance en gagnant son propre argent. C’est l’occasion idéale pour le narrateur de lui apporter son aide (sans pour autant se laisser éblouir par ce qu’elle écrit), et pour l’auteur d’introduire un personnage important, celui qu’il surnomme par dérision Frauenlob (« louange à la Dame »), du nom d’un Meistersinger du Moyen Âge. Malicieux, Ferdinand von Saar en profite pour égratigner à travers lui le monde des écrivains, journalistes ou critiques à la mode à Vienne. Si Frauenlob encourage Elsa à écrire et si le narrateur, en bon professionnel, reste circonspect, Léo Röber, le parfait macho, n’a que mépris pour la littérature féminine. Aux premiers succès succèdent les désillusions, Elsa ne réussira pas plus dans sa vie professionnelle que dans sa vie sentimentale. Abandonnée par Léo, victime consentante des autres et surtout d’elle-même, elle finit par se lier avec une femme qui ne la comprend guère, tandis que le narrateur, les années passant, se drape le plus confortablement possible dans l’habit du confident.

Court roman ou longue nouvelle, quatre-vingts pages suffisent à dérouler cette implacable chronique de la vie d’une femme, ses illusions perdues, son naufrage social, sa personnalité en miettes. Trente années où tout change, comme changent autour d’elle les faubourgs de Vienne, cadre du récit, bientôt absorbés par la capitale en pleine modernisation (au grand dam de Ferdinand von Saar, si l’on en croit ce qu’il fait dire à un vieil homme : « Prenez garde : dans quelques années, notre banlieue sera complètement agglomérée à la ville de Vienne. J’espère ne pas vivre cela »). La jeune Élise, elle, connaît plusieurs métamorphoses, s’imagine changer de peau à chaque fois qu’elle change de nom. Mais devenir Elsa Röber lui sera fatal – même si nul engagement officiel ne l’unit à ce compagnon qu’elle a choisi pour son malheur.

Et le narrateur aussi change d’une rencontre à l’autre, plus mûr, plus sûr de lui devant la femme dont il constate à chaque fois la dégradation croissante, tant physique que morale. Il la quitte pour mieux la retrouver, car tous ses voyages et déplacements le ramènent toujours à Vienne, où il ne manque jamais de tomber sur elle. Destin, ou fatalité ? Voilà bien le monde du conte, où le hasard n’est que le nom donné, faute de mieux, à la force d’attraction mystérieuse qui attire deux êtres l’un vers l’autre.

Mais le monde décrit dans le récit n’en reste pas moins celui que Ferdinand von Saar voit autour de lui, au moment où la faculté, l’art, la littérature et le théâtre se penchent avec de nouveaux outils d’investigation sur le psychisme humain, en particulier la « nervosité féminine », comme on disait à l’époque avant l’arrivée de Freud. À la fin, l’audition de La mort d’Isolde met Elsa dans un état convulsif qui la laisse « comme morte, les yeux vitreux », et Ferdinand von Saar ne manque pas d’ironiser sur les opéras de Wagner, « le plus violent assaut contre les nerfs humains que la musique ait jamais tenté ». « Wagner n’y est pour rien si les gens sont malades », se contente de répliquer sobrement le pianiste…

Ferdinand von Saar, histoire d'une enfant de vienne
Le Graben à Vienne en partant de la Stephansplatz (1870) © Domaine public

Ce qui n’est pas dit intéresse davantage que la parole ; un silence, un regard, un geste ou une attitude révèlent ou trahissent ce que les personnages se cachent à eux-mêmes. Tels que le narrateur les constate ou tels qu’elle les lui confie, les aléas de fortune d’Elsa Röber ne font que traduire les désarrois d’une femme de son temps, prise entre ses aspirations à la liberté et son conformisme de bourgeoise. Il y a plus : beaucoup de femmes alors, et pas seulement à Vienne, luttent pour leurs droits civiques comme pour l’égalité dans le couple, voire pour leur droit à ne pas être mère et à aimer librement, y compris une personne du même sexe. Mais Elsa n’est pas une militante. Rebelle et contestataire, sans doute, elle est surtout victime d’une passion contre laquelle elle refuse de se défendre, alors même qu’elle la conduit à sa  perte : insoumise à l’ordre social, elle est soumise à ses pulsions, et finalement à un homme qui ne la mérite pas.

Mi-ange, mi-démon, la femme enfant muée en femme fatale ne doit son malheur qu’à elle même. Si l’auteur, comme le narrateur, est séduit par sa créature, l’observe et la décrit avec empathie, son roman montre à quels désordres psychiques s’est exposée celle qui sciemment a renoncé en les transgressant à la protection des règles sociales. Le point de vue, sans doute, reste conservateur, et Ferdinand von Saar, pessimiste s’il en est, ne se fait aucune illusion sur ses semblables, ni sur la vie. « Personne n’est à plaindre une fois qu’il repose sous la terre. »

Le lieutenant Burda dépeignait un érotomane, Histoire d’une enfant de Vienne met en scène, alliant la fantaisie à un réalisme quasi clinique, une femme dont les nerfs lâchent peu à peu, jusqu’à présenter les symptômes dits hystériques qui intéressaient tant les médecins d’alors. Ferdinand von Saar connaissait et appréciait Leopold von Sacher-Masoch : Elsa incarnerait-elle une version moins sulfureuse de la « femme séparée » aux yeux de louve que ce dernier imagina en 1870 dans un roman éponyme ? Ou de sa célèbre Vénus à la fourrure ? Si Elsa possède le charme érotique de ces femmes, elle est loin de partager leur caractère dominateur ou d’exercer le même pouvoir absolu sur les hommes, dont elle finit par se détourner. Sa soumission à l’ignoble Léo Röber est au contraire fortement empreinte de ce « masochisme » dont on n’a pas encore inventé le nom, mais qui déjà entre en littérature.