Que le capitalisme et le racisme soient intimement liés est une évidence historique. La société industrielle moderne naît avec la plantation, où des esclaves noirs « importés » d’Afrique en Amérique du Nord vont produire le sucre ou le coton que leurs maîtres vendront en Europe. C’est dans la plantation que prennent forme les principes d’organisation qui aboutiront à l’usine moderne, où le travail est effectué par les uns et les bénéfices encaissés par les autres, rappelle le livre de l’historienne Sylvie Laurent dans Capital et race.
Quand on parle aujourd’hui du travail comme d’un « coût » qu’il s’agit de réduire pour préserver la compétitivité, on tient exactement le langage du maître de la plantation, qui considère que le sucre et le coton sont légitimement à lui, et qui déplore qu’ils ne poussent pas tout seuls : la nature veut malheureusement qu’on ait besoin de champs pour les cultiver et de monde pour travailler dans les champs. Le maître va donc considérer la terre et le travail comme des maux nécessaires dont il convient bien entendu de réduire au strict minimum la part dont ils amputent son juste profit.
Qu’est ce que le « capital » dans une plantation ? C’est l’ensemble des moyens de production, le champ, certes, et les quelques installations qu’il peut y avoir, mais aussi les esclaves. Ils et elles sont des marchandises comme le coton ou le sucre qu’ils produisent, on peut les acheter et les vendre. Ce système permet au maître d’accaparer le profit, puisqu’il ne doit rien ni à la terre ni aux esclaves, qui sont sa propriété, et ce système permet aussi de produire du sucre et du coton à une échelle inconnue jusque-là, qui rendra possible l’essor de la société industrielle. Mais les sociétés humaines ne se réduisent pas à des échanges matériels, elle ont aussi besoin d’une organisation symbolique, qui permette de légitimer ces échanges, et à chacun de comprendre son rôle, et il faut donc se demander quelle construction intellectuelle justifie l’esclavage. Si l’on a besoin de travail forcé pour faire fonctionner les plantations, pourquoi donc a-t-on envie de créer des plantations, et comment justifier qu’on réduise certains êtres humains au statut d’animaux domestiques ?
La réponse est double : le capitalisme d’une part et le racisme d’autre part. La thèse de Sylvie Laurent est que ce sont des frères siamois (elle parle plutôt d’une hydre à deux têtes), nés ensemble dans l’économie des plantations, et qui ont prospéré conjointement, l’un s’appuyant sur l’autre, jusqu’à aujourd’hui. On peut contester cette thèse, dire que l’hydre n’a pas attendu la colonisation des Amériques pour montrer ses deux têtes, le capitalisme dans les républiques italiennes du quatorzième siècle et leurs banques, le racisme dans l’Europe médiévale et sa mise au ban des juifs, mais il est indubitable que ce n’est qu’avec l’exploitation du Nouveau Monde que capitalisme et racisme s’associent pour créer le premier système-monde, pour parler le langage d’Immanuel Wallerstein, c’est-à-dire une organisation de la production et des échanges au niveau de la planète entière au profit de la vieille Europe.
C’est le fameux commerce triangulaire qui a fait la fortune de Liverpool et de Nantes : les bateaux vont chercher les esclaves en Afrique, les transportent en Amérique où ils prennent le sucre et le coton, qu’ils transportent en Europe et le cycle recommence. Bien entendu, les seuls qui produisent dans cette affaire, ce sont les esclaves noirs des plantations et les ouvriers des usines, qui en Grande-Bretagne sont des paysans dépossédés de leur terre par la suppression des enclosures, et réduits à l’état de prolétaires. La similitude de leurs conditions avait été bien perçue par Karl Marx, qui y voyait le prototype de la spoliation du travail, et de la vie même, par le capitaliste : « de te fabula narratur », « c’est de toi qu’on parle », écrit-il dans la préface du Capital, en décrivant aux prolétaires la condition des plantations.
Cela dit, il n’a pas poussé son analyse plus loin, et il devait revenir à d’autres de montrer que l’esclave ou le colonisé n’est pas simplement un prolétaire, qu’il est exploité et aliéné d’une manière plus profonde, en tout cas différente. On songe bien sûr à Frantz Fanon, mais il y en a eu d’autres, comme W.E.B. Du Bois, et même Martin Luther King. Pour ces derniers, que Sylvie Laurent a étudiés dans d’autres ouvrages, le simple fait que les Européens soient allés chercher les esclaves en Afrique subsaharienne a créé dans leur esprit une « ligne de couleur » qui n’est pas encore effacée aujourd’hui. Il y a bien eu des esclaves en Europe avant la traite, chez les Grecs comme chez les Romains, mais c’était fortune de guerre, ils pouvaient être gaulois tout aussi bien que parthes, et dans toute la société il semble y avoir eu une indifférence totale à la couleur de la peau. La « ligne de couleur » apparaît avec la traite, au moment même où le mot « negro » fait son entrée dans la langue anglaise, et le mot « nègre » en français, tous deux empruntés à l’espagnol « negro », noir, pour désigner les Africains subsahariens.
Capital et race nous décrit les évolutions parallèles du capitalisme et du racisme. Du quinzième siècle à aujourd’hui, du commerce triangulaire fondé sur l’esclavage au marché mondialisé fondé sur le pétrole, les théories économiques ont changé et les formes du racisme ont dû s’adapter. Après Christophe Colomb, l’exploitation des indigènes en Amérique du Sud a été justifiée, comme les croisades en leur temps, par des raisons théologiques, à savoir le bénéfice que leur apporterait l’évangélisation après leur mort. L’extermination des indigènes en Amérique du Nord a été justifiée, au nom de la raison, par leur incapacité notoire à exploiter (c’est-à-dire à transformer en marchandise et à en tirer profit) le monde immense qui s’offrait à eux. Les philosophes des Lumières, à l’exception de Rousseau, s’enfoncent jusqu’au cou dans la notion de race, et se prononcent avec assurance et fatuité sur des peuples qu’ils n’ont jamais vus. Kant, qui de sa vie n’a quitté Königsberg, écrit avec la puissance d’analyse, l’ouverture d’esprit et le sens de l’universel qui ont fait sa réputation : « les nègres d’Afrique n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au-dessus de la niaiserie ».
L’esprit de l’époque est bien représenté par le roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, où l’on voit un Blanc débarquer dans une île déserte et la transformer en ferme modèle, avec enclos pour les chèvres et tout et tout, et réussir même à civiliser un indigène, arraché à ses congénères, auquel il apprend à faire le travail et à être reconnaissant. L’idée que les naturels aient leurs propres savoirs sur un monde dans lequel ils vivent depuis des temps immémoriaux, et que la nature comme les hommes n’ont pas besoin d’être domestiqués, n’apparaît évidemment pas. De toute façon, la discussion n’est pas de mise, car Robinson a un fusil dont il ne se sépare pas, et si Vendredi est reconnaissant, il se peut aussi qu’il soit prudent.
Je ne suivrai pas plus loin l’histoire fascinante du racisme européen et américain, telle que la décrit Sylvie Laurent. Je me contenterai de saluer au passage la figure lumineuse de Rosa Luxemburg, qui avait étendu l’horizon du marxisme en démontrant que le capitalisme ne peut se développer qu’en dévorant les espaces qui lui échappent encore, établissant ainsi le lien fondamental entre capitalisme et colonisation. Elle se penche plus particulièrement sur le cas de l’Afrique du Sud, et met en évidence le système dual, profondément raciste, qui y prévaut : d’un côté, en zone « blanche », une société qui fonctionne suivant les règles de l’économie et de la démocratie libérales ; de l’autre, en zone « de couleur », une société soumise à la domination et à l’exploitation pures et simples.
Le livre se conclut par un retour sur les États-Unis. La fin de l’esclavage après la guerre de Sécession et l’expropriation massive des indigènes après la conquête de l’Ouest n’ont pas séparé les deux têtes de l’hydre. Les libres opérations du marché et les interventions de l’État ont concouru à la constitution de ghettos noirs, une « colonie de l’intérieur », où règnent structurellement chômage de masse, absence de commerces et d’employeurs, de transports publics, d’écoles et de centres de santé, alors que les loyers sont exorbitants, les services sociaux intrusifs et les forces de police omniprésentes et brutales. Parfois, c’est le racisme qui guide le marché. En 1944, à la fin de la guerre, une loi fédérale, la « GI Bill », offre à tout soldat démobilisé un prêt fédéral garanti à faible taux d’intérêt pour lui permettre d’accéder à la propriété immobilière. La loi en elle-même ne comporte aucune restriction raciale, mais les soldats noirs vivent en majorité dans le Sud, et aucune banque ni aucun promoteur n’acceptent de les en faire bénéficier. D’autres fois, c’est le marché qui guide le racisme. Aux États-Unis, l’incarcération s’accompagne de sanctions financières. Le prisonnier doit payer, non seulement les amendes, indemnités et dédommagements auxquels il est condamné, mais aussi les frais de son procès, de son incarcération et de sa remise en liberté, ce qui crée une forme d’esclavage financier : le prisonnier travaille en prison pour rembourser sa dette, et elle le suivra après sa libération, le contraignant à prendre des travaux dangereux et mal payés. Pour alimenter cette industrie, il faut du monde, et le taux d’incarcération aux États-Unis est stupéfiant : à l’heure actuelle, 1,7 million d’États-uniens sont en prison (Wikipédia donne 2,5 millions, le gouvernement américain 1,2), soit un habitant sur 500, loin devant la France (un sur 1000). Parmi eux, un tiers sont des Noirs, alors qu’ils ne représentent que 15 % de la population.
Il s’agit d’un livre instructif et vivant, mais qui souffre d’une concentration trop exclusive sur les États-Unis et le racisme anti-Noirs, en dépit de son titre qui annonce une analyse plus générale. Il y aurait eu des choses intéressantes à dire sur l’Europe et sur les autres formes du racisme, comme le racisme anti-immigrés. Je ne sais pas si l’autrice a démontré sa thèse. D’une part, le racisme anti-immigrés aux États-Unis, dirigé contre les Irlandais autrefois, contre les Hispaniques aujourd’hui, se dissipe alors que le racisme anti-Noirs subsiste, ce qui tend à séparer la question du racisme de celle du capitalisme. D’autre part, le racisme antimusulman qui monte en Europe et qui prend des dimensions inquiétantes ne semble guère lié au capitalisme. Tout cela pour dire que le sujet n’est pas épuisé, loin de là.