Avant l’Escaut rassemble les dix premiers livres de « poésies & proses » de Franck Venaille (1936-2018) : vingt années d’écriture pendant lesquelles il explore la matière et forge la langue du livre mémorable qu’est La descente de l’Escaut (Obsidiane, 1995) et de la suite de son œuvre. Occasion de (re)découvrir quelques beaux recueils aujourd’hui introuvables.
« Un artiste », écrit Marc Blanchet dans sa préface, « est la somme de ses obsessions ». Les dix livres de « poésies & proses1 » publiés par Venaille avant La descente de l’Escaut (Obsidiane, 1995) en sont la preuve. En sont exclus les essais (sur Umberto Saba ou sur Pierre Morhange, bien oublié), les « formes récits » (dont La tentation de la sainteté) et les récits géographiques (Trieste). Le maître d’œuvre de cet ensemble, Stéphane Cunescu, dont il faut souligner la qualité des notes, brèves mais claires et pertinentes, a également écarté les deux premiers recueils de Venaille, Journal de bord 1 et 2, que leur auteur avait reniés.
Trois ou quatre sources, sensibles dès Papiers d’identité (PJO, 1966), irriguent toute son œuvre, pourtant dense et touffue : l’enfant blessé et l’obscure geste familiale, où domine la figure équivoque du père ; la guerre d’Algérie, dont le souvenir renaît à toute occasion, instillant ici une image, là une scène de cauchemar bientôt refoulée (ainsi, dans Caballero Hôtel : « les hurlements […] me tenaient éveillé quand / ceux de mon âge / s’amusaient avec les prisonniers quelques mégots une paire de tenailles il faut parfois bien peu de choses pour rendre fou ») ; une pulsion érotique fortement ritualisée, jouée, déclinée sous de multiples formes, assez souvent retournée contre lui ; enfin, une géographie singulière, gravée à l’acide, mais d’ordre mythique, qui trouve assez vite son orient dans les Flandres belges. Et nimbant toute l’œuvre, lui donnant sa tonalité unique au sein de la modernité, une sentimentalité noire, placée à l’origine sous le signe de Laforgue (« Pourri, pourri de tristesse »), qu’il nomme tour à tour mélancolie, angoisse, désespoir ou douleur, et qu’il qualifie à bon droit de « maladie de l’âme ».
Venaille est reconnu dès ses premiers recueils, marqués par l’esthétique de l’époque et une proximité avec les peintres de la figuration narrative, en particulier Klasen et Monory. Il y invente incessamment, alternant ou tressant vers et proses, procédant par ressassements et variations, découpant les phrases, les mots, insérant des blancs, des filets, des photos… À partir de Pourquoi tu pleures… (PJO, 1974), qui fit date, il abandonne les vers pour des proses courtes, tantôt fortement ponctuées, tantôt coulant en un flux libre et rapide. Chacune est un petit roman fait de bribes souvent incohérentes, rêveries obsessionnelles que le narrateur partage avec l’auteur par une communauté de mémoire et quelques sentiments insistants. Venaille s’aventure alors sur les terres du Nouveau Roman ; certaines pages de Caballero Hôtel (Minuit, 1974) rappellent même Robbe-Grillet, tant pour les thèmes que pour l’écriture.
Malgré les inventions formelles et de très beaux passages, les recueils de cette seconde période sont peu hospitaliers, et parfois même assez ingrats, en raison de leur tropisme avant-gardiste, qui se traduit par un émiettement extrême du récit et le refus de la biographie – peut-être faudrait-il parler de confidences fantasmatiques. Mais Venaille explore alors la matière et forge la langue souple et infiniment sensible de la suite de son œuvre, et l’on se plaît à y reconnaître par endroits l’atmosphère magique qui baignera la longue déambulation de La descente de l’Escaut.
Au terme de ce qu’il faut bien nommer une traversée du désert, Venaille atteint à une vraie réussite avec Opera buffa (Imprimerie nationale, 1989). C’est une sorte d’opéra fantasque, tenaillée par l’ironie et l’autodérision, où le « narrateur » apparaît simultanément comme enfant et comme adulte, accompagné de son père, de « la femme blonde » et d’un neuropsychiatre, au milieu d’une multitude de personnages à la Novarina : la souris de l’angoisse matinale, le commissaire Gadda, l’épileptique mélomane, etc. Ce recueil, qui possède un grand charme, est aussi le premier véritablement incarné depuis Pourquoi tu pleures :
Il fit la connaissance de la douleur !
Bien sûr, il ne s’attendait pas à ce qu’elle eût ce visage.
Mais il ne découvrit en elle rien qui l’effrayât,
qui évoquât Éros qu’il fuyait désormais.
Je veux dire : rien !
Pas même ces traits, ces attitudes, ces regards tels qu’ils sont décrits dans quelque livre.
C’était une pauvre gamine.
Elle dit : « Je suis venue vous livrer le nom de vos nouveaux ennemis. » C’est ce qu’elle dit en premier.
Elle lui dit cela. Il en fut satisfait.
Ainsi, de nouveau, il allait pouvoir se battre !
C’était une pauvre gamine
il eut de la tendresse pour son air hagard.
Sans beaucoup de formes. […]
Elle dégrafa sa robe. Entre le tissu et la peau il ne distingua rien. Simplement elle lui tendit quelques feuillets qu’elle tenait cachés sous l’aisselle.
Il distingua un nom. Il blêmit. Il.
C’est ainsi qu’il fit la connaissance de la douleur.
Et Venaille, l’homme à la mémoire malade, se souvenant de l’Algérie, y donne à éprouver cette expérience fondatrice, non plus seulement à l’aide d’images terrifiées, mais dans sa concrétude, en un magnifique Récitatif devant la femme blonde. L’écriture peut-elle nous guérir du passé ? Y affleure tout à coup, inattendue, cette réminiscence apaisée et presque heureuse :
Au fond de moi je voudrais que la nuit algérienne me reprenne
Et je vous conduirais dans mon orangerie préférée
Là, nous boirions du thé à la menthe
(Tous deux !)
À même cette terre battue et retournée par les pas des automates […]
Les dix recueils ici rassemblés, fruit de deux décennies d’écriture, sont tous aujourd’hui introuvables. C’est de ce substrat, quand la maladie frappa Venaille, que naquit La descente (comme on nommera peut-être un jour ce livre mémorable, dont on s’étonne encore qu’avant Obsidiane il ait été refusé partout) et la magnifique série de recueils qui a suivi jusqu’à sa mort, et la dispersion de ses cendres à la source de l’Escaut. C’est dire si ce gros volume est essentiel à la connaissance de ce poète majeur.