Le masque de Dimitrios d’Eric Ambler (1909-1998) s’ouvre à Istanbul dans les années 1930. L’aimable citoyen britannique Charles Latimer (joué par Peter Lorre dans le film de Jean Negulesco), auteur de polars en mal d’inspiration, y est approché par un admirateur inattendu, le colonel Haki, chef des services secrets turcs qui lui suggère pour son prochain ouvrage une trame de son invention… mauvaise à souhait.
Embarras de Latimer. Mais Haki lui fait d’autres suggestions : pourquoi ne se lancerait-il pas dans une « vraie » enquête? Et tiens, quelle chance ! on vient justement de repêcher dans les eaux du Bosphore le corps poignardé de Dimitrios Makropoulos, criminel recherché par toutes les polices d’Europe pour ses implications dans le trafic de drogue, la traite des blanches et l’assassinat politique. Son nouvel ami anglais se sentirait-il d’effectuer quelques investigations sur cet atroce personnage et la nature exacte de ses nombreuses activités ?
Ma foi oui, et voilà Latimer lancé sur les traces du soi-disant et peut-être pas feu Dimitrios Makropoulos, d’abord à Istanbul, puis à Smyrne, Athènes, Sofia, Genève, Paris… où il se rend et parle avec certaines de ses anciennes connaissances, se plonge dans les archives de la police, interroge des informateurs… Mais après sa rencontre dans un train de nuit avec le sinistre M. Peters (Sydney Greenstreet dans le film), les choses prennent pour lui un tour fort inquiétant.
Quel suspense ! Quelle atmosphère ! Quel talent ! Alfred Hitchcock et Graham Greene le pensaient, John le Carré aussi, James Bond également puisque Eric Ambler figure parmi ses lectures à côté de Lafcadio Hearn, John Milton, E. W. Emerson, Edgar Poe et Rupert Brooke. En effet, Ambler est d’abord un excellent conteur : mener, par exemple, une grande partie de l’intrigue, comme il le fait dans Le masque de Dimitrios, par le biais de remémorations de personnages, de rapports officiels, de lettres, exige du brio. Il en a et, évitant l’artificialité de ce dispositif, permet aux allers et retours passé/présent d’ajouter un surcroît de diversité et d’indécision au récit, et d’en effectuer un très vif découpage.
Et comme Ambler ne manque pas non plus d’humour, le divertissement proposé est de qualité. Pourtant, c’est aussi l’aspect politique de son thriller qui a pu séduire les amateurs d’espions susmentionnés sinon l’espion OO7 acquis, lui, à un point de vue réactionnaire peu amblerien. L’écrivain, qui se présentait à l’époque comme antifasciste, dépeint en effet dans Le masque de Dimitrios, ainsi que dans les deux romans d’espionnage qui suivirent, la vision d’une Europe sur le bord de la désintégration (le livre parut en 1939) à la suite de déchirements capitalistes, nationalistes et coloniaux. Il rappelle dans Le masque de Dimitrios, très succinctement mais de manière frappante, les massacres de Smyrne de 1922, et suggère à chaque page des complots, des trafics, des compromissions entre classes dirigeantes, bandits et fascistes : sa veine est moins paranoïaque hélas qu’assez réaliste. Les masques de Dimitrios dont le dernier, après celui d’agent au service de tous les coups les plus fourrés de la politique d’Europe centrale et de l’Ouest, semble être celui de banquier administrateur d’un mystérieux Crédit eurasien monégasque, sont de fait ceux, interchangeables, que portent les représentants d’intérêts divers, les leaders nationalistes, les conspirateurs de tout poil…
L’Histoire, contrairement à ce que souhaiterait notre héros, Charles Latimer, ne dort jamais, même si à la fin du livre, après tant d’aventures internationales, il fait tout pour les mettre derrière lui et retourner, en tant qu’auteur, à des rêves d’innocentes intrigues de « whodunit ». Dans son Orient-Express de retour vers Istanbul avec deux jours de voyage devant lui, il imagine pour son prochain ouvrage le plus traditionnel des « murder mysteries » ; alors, et c’est la dernière phrase du roman, « Le train s’enfonça dans un tunnel ». Cliché malicieux par lequel Ambler donne son opinion sur le roman à énigme, la cécité britannique devant la situation européenne des années trente, et le sort qui attendait tous ceux qui dans leur naïveté coupable se refusaient à voir venir le désastre mondial.
Après cette excellente réédition du Masque de Dimitrios, en version intégrale et dans une traduction révisée, les éditions de L’Olivier annoncent, toujours d’Eric Ambler, celles de Je ne suis pas un héros, La croisière de l’angoisse et Les trafiquants d’armes. Tant mieux.