La ville affaissée

Les dérèglements écologiques et les catastrophes, à l’échelle locale et planétaire, deviennent de plus en plus, non seulement les décors, mais même les personnages d’œuvres littéraires ou cinématographiques. Subsidence, petite nouvelle de Camille Ammoun, s’inscrit dans ce genre littéraire tout en brouillant les limites entre fiction et non-fiction.

Camille Ammoun | Subsidence. Terre Urbaine, 48 p., 8,50 €

L’ouvrage scrute le pouvoir d’évocation de la géologie et de ses concepts pour donner sens aux malheurs de l’époque, faisant de Beyrouth un cas exemplaire. Selon l’Encyclopaedia Universalis, la subsidence désigne un lent « affaissement de la surface de la croûte terrestre sous l’effet d’une charge qui vient s’ajouter soit au-dessus de la croûte (eau, sédiments, volcan, calotte glaciaire, chaîne de montagnes, plaque tectonique…), soit à l’intérieur de celle-ci ». Décryptons les ambitions et les procédés de cette géologie morale et politique, tout en en discutant certains partis pris et points aveugles.

Camille Ammoun, politologue et écrivain libanais, s’est fait connaître par des textes où il explore les transformations des villes du Moyen-Orient dans un contexte marqué par la violence des guerres, des migrations et de la modernisation urbanistique. L’érection d’une Dubaï, ou encore les cycles de destruction/reconstruction que traverse Beyrouth, viennent fracasser l’urbanité ancienne du Moyen-Orient, qu’évoquent les noms d’Ougarit et de Jérusalem dont il affuble son premier héros romanesque (Ougarit, Inculte, 2019). La psychogéographie est la méthode littéraire qu’il emploie pour faire sens de ses allers et retours entre l’espace physique qu’il arpente et les mots qu’il tape sur son clavier, y mêlant aussi ses photographies des hauts lieux urbains emblématiques de l’histoire heurtée de la capitale libanaise et de son écologie martyrisée. Octobre Liban (Inculte, 2021) faisait ainsi la chronique marchante d’une révolution avortée. Avec Subsidence, il s’agit de repartir de l’explosion qui a soufflé la capitale libanaise, non plus seulement comme l’événement qui a mis à l’arrêt les protestations contre sa classe politique corrompue – celle-ci est sortie confortée des élections législatives de juin 2022  –, mais pour penser plus largement l’affaissement lent mais inexorable de notre civilisation urbaine, en proposant des analogies avec trois autres villes littorales dont la subsidence menace l’existence : New York, Venise et Jakarta. 

Subsidence, Camille Ammoun
Les silos du port de Beyrouth (arrière-plan), le mémorial de l’explosion (second plan), le monument pour la révolution du 17 octobre 2019 (premier plan) © Sirîne Poirier

La nouvelle a pour personnage principal une géologue familière de Beyrouth (son patronyme ne laisse pas penser qu’elle en est originaire mais plutôt que sa vie l’y a conduite), invitée à prononcer la conférence inaugurale d’un congrès international de résilience urbaine et de durabilité, devant un parterre constitué d’autres scientifiques mais aussi de responsables politiques de grandes villes ainsi que de professionnels en sauvetage urbain. Son message : « La subsidence, c’est la débâcle de la durabilité, c’est le contraire de la résilience ». À travers cette proposition mise dans la bouche d’une géologue, Camille Ammoun explore le pouvoir d’une métaphore géologique, et plus précisément anthropocénique. Sa réflexion s’ancre dans son expérience libanaise, dont il nous suggère qu’elle pourrait « dire notre monde », en quelque sorte constituer un laboratoire des temps sombres et incertains qui sont déjà les nôtres et le deviendront fatalement plus encore.

Pour lui, la géologie et son vocabulaire s’imposent aujourd’hui pour réfléchir à notre condition, aux défis et défaites que nous vivons. Et si l’environnement se dégrade sous l’action de l’homme devenu force géologique, c’est dans tous les domaines de la vie que les effets de cette transformation inéluctable se font sentir. En ce sens, la subsidence ne sert pas ici à penser le temps géologique qui s’accélère mais l’histoire qui nous emporte. La notion de résilience a voyagé de la psychologie aux sciences sociales et à la politique, pour penser la réaction des sociétés après les catastrophes et évaluer ou prôner leur capacité à rebondir et à absorber le choc ; Ammoun suggère que la subsidence nous permet de penser l’inverse, à savoir la manière dont la catastrophe disloque lentement ce qui fait tenir nos sociétés. Il nous invite à passer du registre géologique à celui de la morale et de la politique.

En rendant compte de l’affaissement de nos sociétés, la subsidence est un instrument de dénonciation de l’inertie politique, de la corruption des élites et de leur compromission avec les pratiques d’un capitalisme destructeur et sans frein. C’est la dénonciation « d’un modèle qui s’épuise. Caricature d’un monde dans le déni qui vit au-dessus de ses moyens. Un monde où des classes prédatrices se payent sur la bête jusqu’à tuer la bête. Une démocratie malade qui exclut plus qu’elle ne représente, qui reproduit ses élites plus qu’elle ne les renouvelle. Des villes qui divisent plus qu’elles ne brassent. Beyrouth la subsidente raconte l’échouement lent et somnambulique de notre civilisation », ainsi que l’écrit l’auteur dans une version antérieure à la publication de sa nouvelle.

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Ammoun n’est pas le premier à faire de la géologie et des sciences de l’environnement, ainsi que de leurs concepts – anthropocène, effondrement, subsidence, submersion –, de nouveaux outils pour penser l’histoire. Dipesh Chakrabarty, par exemple, nous invite précisément à penser l’anthropocène comme l’irruption de la géologie dans l’histoire, autant que celle de l’histoire humaine dans la géologie. L’héroïne de la nouvelle affirme : « Beyrouth, bâtie sur un roc, ne s’enfonce pas dans le sol mais dans les boues épaisses d’un grand fleuve ; le fleuve du monde qui charrie tous les travers de notre civilisation contemporaine. Sous les pieds des Beyrouthins, ce sont les fondements mêmes de notre société qui s’effondrent, son sol qui se liquéfie. » Ammoun, lui, ne cherche pas tant à penser l’irruption de la géologie dans l’histoire présente (d’ailleurs, on y reviendra, Beyrouth n’est pas une ville géologiquement subsidente) qu’à penser l’histoire selon un régime de temporalité qui n’est plus celui du progrès (évidemment) mais au contraire celui d’un irrémédiable déclin.

L’invocation de la subsidence, dans le contexte beyrouthin, s’inscrit en faux contre l’abus du terme de résilience, devenu un mot du jargon des organisations internationales mais aussi, souvent, un motif de fierté pour certains Libanais, du moins jusqu’à la catastrophe actuelle, pour vanter les capacités des habitants à faire face à la dégradation de leurs conditions de vie et aux perturbations quotidiennes des services essentiels, comme l’alimentation en eau potable et en courant électrique, ou l’absence de ramassage des ordures. Un autre analyste libanais, Jamil Mouawad, observait lui aussi dès 2017 que, au Liban, seule la classe politique était en fait résiliente, capable de conserver le pouvoir sans répondre à aucun des besoins urgents de la population. Au-delà de Beyrouth, de nombreux analystes ont relevé les impasses de la résilience. Ils notent que ce type de politique conduit souvent à reporter le cout monétaire et psychologique de la réaction aux désastres sur les citoyens. Les politiques de résilience peuvent ainsi reproduire les inégalités structurelles qui aggravent les catastrophes, comme l’ont montré les réponses à l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, ville justement concernée par la subsidence.

Alors que la résilience insiste sur les capacités de réaction individuelle ou collective, ce texte résonne comme une complainte résignée face à un inéluctable destin, qui voit Beyrouth, blessée et défigurée par l’explosion du 4 août, glisser dans une longue descente aux abysses. Ammoun mêle les métaphores de la noyade, du naufrage et de la submersion dans son évocation d’une ville où les monuments meurtris sont des reliques d’une vie disparue. Le récit entremêle cette analyse d’une Beyrouth paralysée et déliquescente, à l’image de ses silos, et le récit intérieur d’une géologue, femme d’une cinquantaine d’années qui fait l’expérience dans son corps du passage de l’âge et de l’amollissement de ses formes. C’est une tonalité nostalgique et impuissante qui domine le récit et qui touche même au cynisme dans le dénigrement de tous ceux – comme l’expert new-yorkais en catastrophe avec lequel dialogue la géologue – dont l’activisme n’est que l’habit d’une hypocrite et égoïste quête de pouvoir et de gloire, qui cache à peine la faillite qui vient inéluctablement.

Sur le plan moral et politique, la subsidence implique donc un renoncement à toute action : « La subsidence est irrémédiable en tant qu’elle exclut toute possibilité de résilience. […] La subsidence est un drame dont on ne se remet pas. Un deuil impossible. Et tout ce que l’on tente, résistance ou entêtement, résignation ou déni, ne sont que futiles et chancelants bricolages ». Elle apparaît donc comme profondément dépolitisante, ce qui souligne une certaine proximité avec le registre des analyses de l’effondrement, dont l’inéluctabilité ne peut qu’engendrer le désespoir et l’apathie. 

Cette logique d’impuissance imprègne la description par Ammoun de Beyrouth, ses lieux et ses habitants. Il observe un paysage fantomatique de bâtiments comparés à des « épaves qui hantent la ville ». Émergeant de ruines d’immeubles anonymes, « des margousiers sauvages ou des figuiers perdus », ou encore « les chats, les insectes, les herbes folles, les arbres fous, parfois quelques humains, des squatteurs, des militaires, des fantômes de fonctionnaires », mais ils ne sont pour lui que les signes d’une déchéance de la ville en voie d’engloutissement.

Subsidence, Camille Ammoun
Épave #2 : Holliday in, Guerre des hôtels (mai 2023) © Camille Ammoun

Cette description pessimiste du monde social de la subsidence semble pourtant trop radicale, même dans le cas désespéré de Beyrouth. On aurait aimé que Camille Ammoun mît ici ses pas dans ceux de Matthieu Duperrex, autre arpenteur du monde subsident, qui décrit patiemment – et élégiaquement – les habitants des deltas du Rhône et du Mississippi. Il classe ces derniers en quatre catégories : les spectres qui « nous font mesurer les pertes », les « résidents qui nous accompagnent dans l’exploration des nouveaux territoires », « les sentinelles qui nous devancent et sont annonciatrices des turbulences et des crises » et enfin « les voyants qui nous initient à de nouveaux rituels » (Voyage en sols incertains. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi, Wild Project, 2019).

Seuls les spectres semblent trouver leur chemin dans le texte d’Ammoun. Les sentinelles, pourtant, ne seraient pas difficiles à trouver à Beyrouth : les marqueurs de la pollution de l’air, de l’eau, de la mer, se retrouvent dans les corps de tous les habitants de la ville, provoquant cancers et dépressions. Les signes d’un basculement irréversible de l’écologie sont là, ainsi ces espèces de poissons invasives, comme le poisson lion venu de la mer Rouge, qui remplacent les produits de la pêche d’antan dans les filets des pêcheurs en eaux troubles, au sens propre, qui tentent de vivre encore de leur activité. Mais ne pourrait-on penser ces chats, ces insectes, ces poissons et ces figuiers comme des résidents explorateurs d’une Beyrouth où il faut retrouver des repères ? Si l’exode et même l’exil qui vident le Liban de sa jeunesse et de ses forces vives sans avenir engendrent un sentiment de perte irrémissible, ne faut-il pas aussi compter parmi les résidents tous ces échoués de la violente histoire du Moyen-Orient pour lesquels Beyrouth est une grève où ils cherchent à survivre ? La ville bruisse de leur présence qui y insuffle une vie nouvelle.

Qui seraient les voyants et quels seraient ces nouveaux rituels qui nous permettraient de percevoir autrement le monde qui vient ? Dans une ville où le communautarisme confessionnel a une responsabilité essentielle dans l’ébranlement du socle commun, tout en fantasmant des fictions territoriales déconnectées des réalités géographiques, répondre à cette question est peut-être encore plus difficile que sur les sols pourtant incertains du reste de notre planète. Si les mobilisations de la jeunesse et des ONG d’octobre 2019 et après le 4 août signalent avant tout la rage devant la corruption et la nocivité d’une classe politique malfaisante et criminelle, elles témoignent aussi d’une forme d’espoir et d’une volonté de vivre avec ce monde défaillant et même de le réparer. Véritable action collective, à ce titre véritablement politique, cet ensemble de mobilisations n’a-t-il pas permis de réparer, sans État, près de 70 % des dégâts causés par l’explosion, comme le documentent les enquêtes du Beirut Urban Lab ? L’affaissement de Beyrouth s’est trouvé ici contrarié, trop imparfaitement sans doute mais avec une énergie et une attention à la diversité des résidents humains et non humains qui méritent un hommage, et pourrait justifier de voir en ces militants les « voyants » d’un futur possible. Camille Ammoun, qui est pourtant lui-même un de ces activistes, semble curieusement les oublier.

Emprunter à la géologie la notion de subsidence pour penser le destin de Beyrouth et, au-delà, de nombreuses cités faisant face aux sombres incertitudes du temps présent revient à hybrider des temporalités, des processus physiques et des logiques d’action de natures opposées et presque contradictoires. Le souffle instantané d’une explosion quasi nucléaire devient le révélateur d’un lent effritement sous l’action combinée de la prédation politique et du manque de soin face aux ravages du temps. Le paradoxe, néanmoins, est que Beyrouth n’est pas, géologiquement parlant, subsidente, au contraire des quelques villes citées dans la nouvelle, comme New York, Jakarta ou encore Venise. Cette métaphore peut aussi être discutée du fait de l’invisibilisation de l’action non résignée d’une partie des vivants face aux puissances mortifères qui les menacent. Malgré ces paradoxes, les registres contemporains de la géologie, dans ces lieux où elle est particulièrement malmenée, offrent à la littérature une force d’évocation dont l’écho dépasse les limites spatiales et culturelles de cette expérience historique singulière. Si cette écriture est hantée par la mort lente, et parfois violente, nul doute qu’elle nous parle de la vie présente et à venir.


Éric Verdeil (Sciences Po, Centre de recherche internationale/école urbaine)