American Nemesis

Dans Châtiment (si puissamment intitulé The Trees en anglais), Percival Everett imagine les suites de l’affaire Emmett Till dans l’Amérique un peu dingue de Donald Trump. À travers une comédie policière et horrifique particulièrement bien menée, aux dialogues enlevés, l’écrivain noir américain ravive la mémoire douloureuse des lynchages racistes et des violences policières qui entachent l’histoire récente des États-Unis.

Percival Everett | Châtiment . Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut. Actes Sud, coll. « Actes noirs », 368 p. 22,50 €

Les livres de Percival Everett connaissent-ils en France le succès qui leur est dû ? On peut en douter. Professeur de littérature à l’université de Californie du Sud, il est pourtant sans conteste l’un des grands romanciers états-uniens contemporains. À qui ignorerait tout de cette œuvre protéiforme, jamais répétitive, toujours en quête de renouveau, on ne saurait trop conseiller de lire les romans d’une tenace portée existentielle que sont Percival Everett par Virgil Russell (2013) et surtout Effacement (2001), tous deux traduits par Anne-Laure Tissut aux éditions Actes Sud.

Percival Everett, Châtiment.
Emmett Till : How she sent him and how she got him back, par Lisa Whittington (2012) ©CC BY-SA 4.0/Lisa Whittington /WikiCommons

Effacement raconte l’histoire corrosive d’un professeur d’université, romancier noir américain dont les manuscrits sont systématiquement rejetés par les éditeurs qui lui reprochent de ne pas écrire dans un style « assez black ». Lassé par ces injonctions raciales, donc racistes, et agacé par le succès phénoménal d’un livre qui prétend témoigner de la réalité des ghettos, le narrateur se lance dans l’écriture d’une parodie vengeresse. Mais celle-ci, prise au premier degré, connaît un succès fulgurant auprès de l’intelligentsia blanche. Satire corrosive du monde de l’édition, du racisme ambiant et en même temps formidable réflexion sur l’identité, ce roman est le contrepoint parfait – car tellement plus jubilatoire – de La tache de Philip Roth, paru presque au même moment.

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Satire corrosive du monde de l’édition, du racisme ambiant et en même temps formidable réflexion sur l’identité, ce roman est le contrepoint parfait – car tellement plus jubilatoire – de « La tache » de Philip Roth.

Par sa façon de mélanger comédie, horreur et réflexion sur le racisme, Châtiment constitue un peu le pendant littéraire de l’excellent film de Jordan Peel Get out (2017). Le romancier y reprend les codes du genre policier dont il usait déjà dans Blessés (traduit par Anne-Laure Tissut, Actes Sud, 2005), où il dénonçait les haines raciales et sexuelles. Composé de courts chapitres enlevés, Châtiment est un roman au suspense impeccable qui témoigne du savoir-faire indéniable d’Everett en la matière. 

À Mooney, Mississippi, Mama C repense à une mauvaise action qu’elle a commise, il y a longtemps. Un petit mensonge qui coûta la vie à un jeune adolescent noir qui fut lynché et qui a tout d’Emett Till, adolescent afro-américain de quatorze ans accusé, en 1955, d’avoir pris une jeune femme blanche par la taille. Mais ses enfants la rassurent : tout ça, « c’est d’l’histoire ancienne ». Ironie tragique de ces paroles stéréotypées qui se trouvent bientôt démenties par le récit. Car rien n’est enterré, rien n’est oublié. Le procès des lyncheurs n’a jamais été fait. Les violences policières, à l’origine du mouvement Black Lives Matter, ne sont-elles pas la continuation de cette histoire insistante de la violence raciste aux États-Unis ? Quand le fils de Mama C est retrouvé assassiné, du fil barbelé autour du cou, l’Histoire fait retour en la personne d’un homme noir, comme défiguré, tenant dans sa main les attributs du mâle blanc, châtré. Même mort, il est désigné comme le coupable idéal. Mais son corps disparaît pour réapparaître sur une nouvelle scène de crime. Deux policiers afro-américains sont envoyés sur place pour enquêter, dans ce Sud où vivotent encore les ahuris du Klan et où le racisme imprègne toutes les couches de la société. Bientôt, les crimes se multiplient à l’échelle du pays. 

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Sans délaisser l’enquête policière, le récit se hisse alors jusqu’à la parabole, proposant une réflexion puissante sur le besoin de réparation, la vengeance, mais aussi sur la part que la fiction et la littérature peuvent prendre dans cette histoire. Percival Everett retourne en effet la fiction américaine qui fut minée pendant des décennies par les représentations stéréotypées et racistes des Afro-Américains. Ce sont les Blancs du Sud, les rednecks racistes et pro-Trump qui font les frais de ce renversement carnavalesque. L’écrivain s’empare des clichés avec un humour grinçant, les accumule avec un jusqu’au-boutisme souvent hilarant. Ses traits les plus mordants, le romancier les réserve toutefois au clown présidentiel lui-même, Donald Trump, dont l’ « art » oratoire – basé sur le mensonge et l’imposture – est raillé dans un pastiche mémorable, véritable morceau d’anthologie, digne des meilleures pages de Sinclair Lewis – relisez donc au passage, avant l’élection présidentielle de novembre, Impossible ici (1935).

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Le récit se hisse alors jusqu’à la parabole, proposant une réflexion puissante sur le besoin de réparation, la vengeance, mais aussi sur la part que la fiction et la littérature peuvent prendre dans cette histoire.

Les Blancs de Châtiment se voient comme les victimes dans cette histoire – se pensent, sincèrement, victimes de l’Histoire. C’est cette illusion que défait Everett, en proposant une autre vision à travers les archives des victimes de lynchage et de violences policières constituées par Mama Z, centenaire, elle-même fille d’un homme lynché. Damon Thruff, brillant universitaire et double de l’auteur, se voit confier la tâche de raconter cette histoire du racisme. Tandis qu’il consulte les dossiers patiemment constitués par Mama Z, il est pris d’étourdissement : « Le plus dérangeant était qu’ils se ressemblent tant à la lecture, non pas que ce ne fût pas prévisible, mais la réalité du fait n’en était pas moins étourdissante. On aurait dit des zèbres, songea-t-il, dont aucun n’avait exactement les mêmes rayures que les autres, et pourtant qui aurait pu distinguer un zèbre d’un autre ? […] Toutefois le crime, la pratique, la religion du lynchage devenaient plus pernicieux à mesure qu’il se rendait compte que les similarités entre leurs morts avaient fait disparaître ces hommes et ces femmes, les avaient fondus en un seul corps. Ils faisaient tous nombre mais ne comptaient pas, ils étaient nombreux et uniques à la fois, un symptôme, un signe. »

Percival Everett, Châtiment.
Percival Everett chez lui, à Los Angeles © Jean-Luc Bertini

Aux nombres, Damon-Everett oppose alors les noms. Deux chapitres du roman sont consacrés à l’énumération des victimes de lynchage, principalement afro-américaines et asiatiques. Chaque nom occupe une ligne. Damon s’en justifie ainsi auprès de Mama Z : « Quand j’écris leurs noms, ils deviennent réels, et plus seulement des statistiques. Quand j’écris leurs noms, ils deviennent réels de nouveau. […] Je n’aurais jamais été capable d’inventer tant de noms. Les noms doivent être réels. Ils doivent l’être. N’est-ce pas ? ». Ils le sont. Cette litanie des fantômes fait de Châtiment un cénotaphe de papier devant lequel il est impossible de ne pas ressentir de la révolte et de la colère. À mesure que Damon compile les noms, une foule s’élève, de plus en plus nombreuse, attroupement inquiétant dont on ne sait s’il est constitué d’êtres réels ou des fantômes des lynchés. Il y a du Shakespeare dans Châtiment, où les spectres côtoient les hommes et s’érigent en Némésis de l’Amérique raciste. Découvrant les crimes commis, qu’on prétendait justifiés par un souci de justice et de réparation, Damon est terrifié. Il n’en cesse pas moins de compiler les noms des victimes, un par un. Et Mama Z de poser cette question à laquelle aucune réponse n’est apportée : « Dois-je l’arrêter ? »

Châtiment tend à l’Amérique d’aujourd’hui, où se profile à nouveau le péril trumpiste, le miroir de ses haines et de sa violence raciste. Il confronte son pays à ses spectres et il le fait dans un éclat de rire vengeur qui n’exclut ni l’émotion ni la réflexion. Quoi de mieux qu’une farce intelligente à opposer à un dangereux pitre ?