À l’occasion des deux cent trente ans du musée, reparaissent les Dialogues du Louvre de Pierre Schneider (1925-2013), publiés aux États-Unis en 1971 (en 1972 aux éditions Denoël), puis en 1991 chez Adam Biro. Expérience unique : onze peintres contemporains déambulent dans les salles du Louvre, au gré de leur fantaisie, en compagnie de Schneider, au milieu d’une foule plus ou moins dense. Ces onze, Schneider les « écoute regarder », pour comprendre devant quelles œuvres, et pourquoi, leur parole se débonde. « Ce qu’ils m’apprennent sur leur art, jamais ils ne l’eussent dit sans cette médiation ».
Les dialogues du Louvre est le « procès-verbal » des propos tenus. Schneider les note au vol, carnet en main. Plus tard, reprenant ses notes, décryptant les mots, les gestes, les silences, les intonations, les enthousiasmes, les réticences, il tente de déplier la pensée de chacun sur sa propre création. Pour que tout soit clair, il retranscrit les paroles des peintres en italique, les siennes en caractères romains – convention qu’on ne peut respecter ici.
Chagall ouvre le livre, sans doute parce que, de ces onze, c’est alors le plus âgé et le plus consacré. Suivront Sam Francis, Giacometti, Miró, Barnett Newman, Riopelle, Soulages, Saul Steinberg, Bram Van Velde, Vieira da Silva et Zao Wou-Ki – nous sommes donc dans un moment bien précis de la peinture : les années 1960. Par recoupements, on peut situer les visites au Louvre grosso modo entre 1963 et 1967. Au cours d’une des visites, il est fait allusion à l’exposition qui s’y est tenue pour le centenaire de la mort de Delacroix (1863). Miró précise même le jour, « il l’écrit à gestes vifs dans l’air »Tenez, la date, 5 mars 1963 » ». Avec Chagall, d’emblée on comprend qu’on est en 1967 : « Cette promenade à laquelle nous nous apprêtons, [il] l’a faite pour la première fois il y a cinquante ans. C’était au lendemain de son arrivée à Paris ». De plus, il semble que la présence insistante d’Ingres dans certains dialogues corresponde à la célébration du centenaire de sa mort. En octobre 1967, il y a une rétrospective au Petit Palais, où Schneider entraîne ses interlocuteurs et dont le battage semble agacer Chagall ou Newman : dans leurs propos, Ingres en prend pour son grade.
Un livre si précisément daté a quelque chose d’intemporel. Le présent et ses paradoxes sont consubstantiels à la pensée et au projet de Schneider. « L’homme, écrit-il, est une horloge qui tend à retarder et qu’il faut remettre sans cesse à l’heure. Il arrive que nous réussissions, mais le temps de s’en réjouir et déjà elle retarde » – et il illustre son propos en citant le dialogue entre la Reine et Alice, « dans notre pays dit Alice on arrive généralement quelque part si on court très vite longtemps […] – Il est bien lent votre pays ! dit la Reine. Chez nous, vois-tu, il faut courir aussi vite que le peut quelqu’un comme toi pour rester au même endroit ».
La permanence (des œuvres) et les mutations (du musée) s’entrechoquent dans les deux textes de Pierre Schneider qui encadrent les dialogues. D’autant qu’entre la préface de 1971 et la postface ajoutée en 1991 pour l’édition Biro, le Louvre a connu bien des bouleversements.
Les dialogues eux-mêmes, sans aucun souci de chronologie, de théorie ou d’histoire de l’art – et c’est bien ainsi que le veut Schneider –, montrent le combat des deux présents, celui éternel des chefs-d’œuvre exposés dans le « cimetière génial » (Chagall) et celui vivant, mobile, chaleureux des contemporains gros de leur œuvre en gestation. Les peintres qui acceptèrent l’expérience, Pierre Schneider précise qu’il les a « choisis parmi ceux qui [lui] semblaient suffisamment en froid avec l’opinion, le savoir établi pour ne pas être prévisibles », car pour lui l’imprévisibilité est l’essence même du présent : le présent n’est pas ce qui est « dans le vent », c’est tout le contraire de l’actuel. Et l’imprévisibilité de ses interlocuteurs est un des charmes des Dialogues. On n’est pas loin du Neveu de Rameau.
Eux, les peintres, ils ont accepté un exercice qui n’est pas si simple, car ils pressentent qu’ils peuvent trop se découvrir : dis-moi qui tu admires, je te dirai qui tu es. Sans parler de la redoutable confrontation avec les Maîtres. Plusieurs commencent par des barrières, Miró prévient qu’il ne sait pas parler, Soulages marmonne qu’il n’est pas amateur d’art, Sam Francis n’aime pas les musées. Zao Wou-Ki (pince-sans-rire, il demandera devant la Bethsabée de Rembrandt : « pédicure ? »), lui, ironise : comme les deux compagnons se font des courbettes devant la porte Denon, « pas de chinoiseries ». Schneider écoute, laisse dire, compte sur la présence des tableaux pour liquéfier les défenses. Il sait bien ce que peut avoir de contraignant et délicat cet exercice. Son art, disons sa générosité, consiste à franchir et à faire franchir les multiples fossés, dont le premier entre lui et eux. Sans parler des malentendus inhérents au langage. Et onze fois, le miroir des œuvres va opérer la grâce.
De quoi parlent-ils ? De tout… de leurs conceptions du musée… de leurs admirations spontanées ou réfléchies, de ce qui les inspire, de ce qu’ils croient comprendre des intentions portées par l’œuvre regardée… des détails de composition, de structure… du métier surtout, la « cuisine », nous rappelant que la peinture est un des arts les plus enfoncés dans la matière, nous rappelant que cette matière – les pigments – piège la couleur, chose la plus immatérielle qui soit, naissant de la lumière. Qu’un tableau, c’est une organisation de masses – un corps infusé de couleur : l’esprit.
Alors, chacun avec son vocabulaire, ses obsessions, la « grande chimie » pour Chagall, la « présence » pour Riopelle, « l’échelle », « l’émotion » pour Sam Francis, la « perspective », « l’espace » pour Vieira, etc., chacun, avec ses mots et le langage de son corps, moues, soupirs, hochements ou onomatopées (les « Zac ! », « Ping ! », « Tsk ! » de Miró sont consciencieusement notés), chacun tente d’expliquer ses attirances ou ses rejets. Presque pour se mettre au clair avec soi-même. Pas de démonstration, pas de systèmes, mais tous en creux donnent leur(s) définition(s) de l’art, et partant de leur travail, quitte à se reprendre, se contredire. La vie même. Peindre, « c’est comme de pisser dit Chagall. Si ça ne marche pas c’est que vous êtes malade ». Il a quatre-vingts ans, disert, une malice, un charme (qu’il exploite) sans pareils. Il va d’enthousiasme en émerveillement, Courbet, Corot, Delacroix, Watteau… mais parfois aussi il décrète : « C’est moche ! » ; « C’est pompier ! » ; « Tous les pompiers se ressemblent… Mais peut-être les pompiers russes sont plus moches ».
Soulages : « Comme toutes les choses apparemment violentes et simples ça ne tient qu’à des subtilités, un reflet, un pli léger ». Steinberg : « Tout est message, même l’odeur de musée. Ainsi, en Europe les musées ont une odeur de préfecture, d’école primaire ; en Amérique, ils ont une odeur de banque ». Riopelle : « Peindre ? Se mettre dans les meilleures conditions pour déborder ». Bram Van Velde : « la peinture ne vit que par la glissade vers l’inconnu en soi […] La vraie peinture va vers la laideur, vers l’affolement », et encore : « Je viens au musée reconnaître chez d’autres le fond d’angoisse de la peinture ».
On aurait voulu multiplier les citations, tant la drôlerie, la légèreté se mêlent à la profondeur et à l’acuité : ce serait les défigurer au sens propre, puisque tous les propos jaillissent d’une rencontre avec une œuvre. Non seulement une œuvre, mais ses détails, ce qui retient les peintres, les bluffe, les intrigue. Les détails infimes de couleur, de composition, par lesquels chacun tente de s’expliquer sa communion avec un tableau, une statue, une mosaïque… Par exemple, pour Giacometti, dans la Famille de paysans de Le Nain, c’est le rouge du verre de vin « qui donne la couleur à tout le tableau ». Ou, pour Bram Van Velde, la minuscule voile au loin dans le couchant du Radeau de la Méduse : tandis que la vague fait presque basculer le radeau hors du cadre et dans la figure du regardeur, il nous fait remarquer que cette voile retient toute la masse en attirant le regard dans la profondeur (fictive) de la toile. De même que, presque dissimulé dans le coin supérieur à droite et la pénombre brun doré de Rembrandt, c’est le regard du Christ jeté par-dessus son épaule, et non le travail étincelant de l’armure du soldat, qui donne sa force au Reniement de saint Pierre (à Amsterdam).
C’est pourquoi cette lecture, simplissime comme une conversation à bâtons rompus à la terrasse d’un café, est exigeante aussi, puisque, pour s’immiscer dans les duos, il est bon de sans cesse se reporter aux œuvres, que ce soit dans les livres ou sur le web. Un cahier en annexe donne la reproduction d’une vingtaine parmi les plus convoquées. Car, parmi la multitude de celles qui les retiennent, ils s’arrêtent souvent devant les mêmes, d’où une polyphonie de points de vue différents aussi passionnante qu’éclairante. « Louvre prodigieux, cour Carrée des miracles, où se côtoient sans se comprendre ni même s’entendre tant d’esprits divers, chacun entretenant avec lui un dialogue qui a toujours un sens, bien que jamais, ou presque, il ne s’accorde au sens des autres ».
S’ils ont des réactions opposées, comme par exemple devant Mantegna ou David, beaucoup admirent les portraits du Fayoum, les Courbet, la composition de La Vierge entourée d’anges de Cimabue. Beaucoup communient à la Bataille d’Ucello et son chaos de rouges, de jaunes, de noirs, de pieds, de jambes, d’armures, de lances… Beaucoup se recueillent devant l’Autoportrait du Tintoret : « La plus belle tête du Louvre », dit l’un d’eux. « C’est fait avec rien, le plus riche c’est le cadre », dit Zao – sur un fond noir, un peu de blanc, un peu d’ocre, avec cette interrogation qui demeure : comment un peu de poudre de pigments, broyée dans l’huile et frottée sur une toile de 0,93 x 0,95 m, peut-elle irradier une telle intensité de pensée ?
L’édition Adam Biro de 1991, sur laquelle est fondée la présente édition, s’accompagne d’une postface : réflexions sur la mutation (que Schneider approuve) du Louvre en Grand Louvre, et sur les évolutions de la muséographie (qu’il constate). Les propositions de « circuits » dépendent moins d’un conservateur que du changement des besoins, des idéaux, des idéologies ou des modes. Schneider nous montre que le Louvre a évolué d’une anthologie de chefs-d’œuvre « solipsistes » vers la présentation exhaustive d’une Histoire de l’Art en mouvement(s).
Or lui, écrivain, essayiste, refusait de se définir comme historien de l’art. Le présent, écrit-il, est l’ennemi de l’historien : « l’historien ne se confronte pas au présent, il le traverse, à condition de ne pas traîner en route et en se bouchant les oreilles, comme Ulysse, afin de ne pas entendre le chant des sirènes de la vie ». Jusqu’au bout de la postface, Schneider magnifiera la vie et le présent jusque dans le renoncement final. « Je n’ai pas cherché à actualiser ces Dialogues en leur ajoutant de nouveaux chapitres… » – il est vrai, ces « Onze devant la porte Denon » (à l’époque, c’était l’entrée obligée du Louvre), on les aurait voulus plus nombreux, pour que se prolonge la grâce – « Je ferais éprouver au lecteur le sentiment que, des deux deviseurs en présence, l’un est bien vivant, l’autre une espèce d’ombre inconsistante. Notre duo risquerait d’évoquer la sortie dominicale d’un vieillard que l’assistante sociale serait venue chercher à l’hospice pour le promener dans un lieu lénifiant […]. Inutile de courir après ses contemporains, on ne rattrape pas le présent. S’il se terre quelque part, c’est en nous désormais. Il est temps pour moi d’aller seul au Louvre. » Message crépusculaire d’un Schneider de soixante-six ans qui, à lire entre les lignes, venait d’être récemment hospitalisé, et clôture proustienne d’un livre absolument magique.