Voici un livre inattendu et paradoxal : Rester noble dans le monde des affaires refait de la partie la plus caricaturée de nos élites, la noblesse, simple reliquat après des siècles passés en république, un objet d’étude à partir de leurs propres propos et affirmations. Ces entretiens ont été recomposés par récolement, comme celui qu’opèrent les conservateurs chargés de vérifier un patrimoine.
Après les pratiques liées à toutes les formes de pouvoir symbolique, que scrutait Pierre Bourdieu, après la sociologie politique de Monique Pinçon-Charlot et de Michel Pinçon (Voyage en grande bourgeoisie, PUF, 1997 ; Les ghettos du Gotha, Seuil, 2007) qui ne s’attachaient pas spécifiquement au sous-segment de la noblesse ancré dans le monde des affaires et de la finance, l’entreprise d’Éric Mension-Rigau, historien spécialiste de la noblesse (une quinzaine d’ouvrages depuis L’enfance au château. L’éducation familiale des élites françaises au XXe siècle, Payot/Rivages, 1990), se pose dans une distance non exempte d’empathie discrète, la condition même pour que la conversation puisse se développer.
Car interviewer quelque quatre-vingts grands noms du monde des affaires et de la finance est une prouesse en soi dans un milieu qui ne veut guère s’afficher, encore que leur parole se déroule sous la double injonction de l’exigence de discrétion et de publicité liée au désir de reconnaissance. Tout le livre est marqué par cette contradiction : cumul d’habitus issu de siècles différents, soit une marqueterie dans laquelle chaque protagoniste prétend puiser ses raisons ou ses refus, puisqu’il va sans dire que les origines signalées par le nom comme les socialisations multiples sont plus variées qu’on ne le dit habituellement. Outre que nous savons, avec Bernard Lahire, la multiplicité des acculturations dont tout individu jouit autant qu’il s’en trouve tributaire. Les origines nobiliaires de ces locuteurs sont précisées en annexe pour éclairer le lecteur peu initié aux nuances.
Ce qui est d’une évidence première au sein du groupe est allégué dans une indistinction relative au fil de situations similaires et ce qui serait attendu tient en haleine, car l’agencement qu’en donne Éric Mension-Rigau est très fluide (et le lecteur peut avoir des curiosités anthropologiques pour un monde un peu sépia). D’une part, les uns parlent de leur goût du risque et de l’aventure, et donc d’entreprises hardies et chevaleresques qu’ils ont menées, souvent parce qu’ils repartent de peu. D’autres allèguent un sens de la durée forgé de longue main pour célébrer leur rôle d’influenceurs discrets. Ce sont deux façons de s’appuyer sur un capital social et culturel. La plupart ont ressenti le besoin de mentionner leur surplus d’héritage autant que de s’en excuser.
Bien souvent, un double bind découle de la double nature de cette noblesse à la fois désireuse de se maintenir et qui a choisi, dans la mesure où elle y est obligée pour se maintenir, de vivre selon les lois de l’entreprise et de la finance tout en voulant faire tradition. C’est alors que les paroles de ces personnages révèlent moins les règles de l’intégration dans la réalité du marché de l’emploi que le « narcissisme des petites différences », ce besoin irréductible que Freud scrutait chez les petits-bourgeois fragilisés par les crises du XXe siècle. Il n’en va pas autrement pour une noblesse résiduelle dont la peur du déclassement reste la pierre de touche. Dès lors, nous sommes conviés à une excursion non point dans le fort intime de chacun, mais dans ce qu’il révèle du moi profond dans la tension d’un passé au fil d’un vécu et d’affirmations simultanément sollicitées par une tradition qui devient un horizon à poser familialement et socialement en tant que valeur.
C’est ainsi que l’habillage, serait-il pluriséculaire, ne semble guère différent de celui d’élites moins anciennes, qui ont d’ailleurs largement fusionné, ce que tous concèdent. Bref, ne subsiste alors que la construction d’un soi qui permet de vrais morceaux de bravoure, dignes des films de l’entre-deux-guerres. La nostalgie affichée peut évidemment susciter chez le lecteur en position de contre-plongée l’hilarité ou du moins le sourire bien que les formes de condescendance soient plutôt maîtrisées et les formes d’arrogance maladroites bannies ; reste le mépris ravageur, y compris au sein du groupe, pour qui n’a pas choisi « la réussite » et il est cinglant à l’encontre de ceux, les plus nombreux, qui vivent chichement dans leur province « et vont faire leur plein chez Leclerc » ou ne peuvent faire repeindre une pièce au bout de vingt-cinq ans. L’anathème est rude dès que l’on rompt avec l’interdit de parler argent et, bien ou mal acquise (mais on n’en dira rien), de vieille ou de fraiche date, la richesse prévaudra, même si l’on en voit peu les liaisons internationales, qui, elles aussi, sont bien là.
Les excursions en terres immémoriales, châteaux à l’appui, montrent que les biens hérités sont rentabilisés, ne serait-ce que pour pouvoir les entretenir, et la plupart se vantent, ou assument, d’avoir dû s’adapter aux contingences actuelles. Le nom passait pour garant d’une gestion financière patrimoniale avisée mais, quand ils abordent d’autres secteurs et démarrent dans l’incertitude, certains rappellent qu’ils commencèrent confrontés à des pratiques que l’on qualifierait de bizutage. Signaler sa propre pugnacité au fil d’aventures entreprises ex nihilo peut alors devenir le prétexte à faire cas d’ancêtres qui fonçaient en cavaliers lourds ou en chevaux légers. On s’en serait douté car le savoir-faire propre par recomposition de données imaginées fort en amont reconstitue l’avenir en futur du passé et invente largement le présent. Ainsi va l’histoire des historiens, mais aussi toute société, chaque famille, chaque individu en ses ego-histoires, médiocres ou pas. L’extrême distinction est juste le parangon de la modalité obligée du commun des mortels, les plus démunis n’étant pas moins accablés – ou pas – par leur condition supputée.
Ce qui reste en revanche profondément spécifique mais peu abordé par la meilleure noblesse de cœur et non plus de rang est moins la question du partage et de la solidarité face à une multitude moins bien dotée que celle d’un positionnement personnel devant des circonstances concrètes. Or, si la quotidienneté permet d’exercer des qualités humaines, les DRH doivent licencier ; les plans de restructuration et le capitalisme, plus encore le capitalisme financier, sont prédateurs. Exercer des tâches ingrates dans la dignité est une des préoccupations qui émergent de la parole des enquêtés, mais rares sont ceux et celles qui, dans le sillage de convictions, se posent les questions de fond au point de changer d’orientation en refusant d’opérer dans un cadre contraire à leur déontologie. Bien souvent, la correction de l’exécution tient lieu de pacte social et suffit à apaiser les consciences qui, en termes non purement catholiques, sont celles d’une éthique de la responsabilité.
À ce titre, le livre, qui délivre par bribes de vie les composantes possibles de destins à multiples variables, donne l’impression d’une grande liberté de choix qui aurait été celle de ces privilégiés. En réalité, derrière ces personnalités singulières, du fait même qu’elles acceptent une sorte de comparution, non point au tribunal de l’histoire mais dans l’arène de la publicité, on retrouve tout le marché de l’emploi des cadres de notre temps et son narratif : les codifications en cours prévalent sur chaque histoire spécifique. De là le soin de cette minorité, au sein même de son groupe originel, à défendre sa manière propre d’agir, une recréation qui excède la distinction sponte sua, ce qui est bien plus que des manières. Et voilà ce qui fait histoire plus encore que sociologie.