Un livre est un lieu de résonance. On lit, on écoute, on interprète. On peut, si l’on est critique, écrire un article et prolonger ainsi sa lecture. L’approche de Cécile A. Holdban est différente. Choisissant, pour Premières à éclairer la nuit, quinze poétesses qu’elle apprécie particulièrement, elle exerce en les lisant son pouvoir d’incarnation : elle entre en osmose avec leurs œuvres, s’introduit dans leur vie et, les faisant parler en elle, leur prête sa propre voix.
Poétesse, peintre et traductrice, Cécile A. Holdban s’est penchée sur le destin de ces poétesses qui, en divers pays, ont traversé l’histoire du XXe siècle, marquée par des bouleversements de toutes sortes, guerres, révolutions, déplacements de population, cataclysmes. Souvent reléguées dans la petite histoire, cantonnées à l’éducation des enfants et aux tâches ménagères, les femmes ont mené un combat dans l’ombre pour s’en affranchir. Celles évoquées ici ont toutes en commun d’avoir choisi l’écriture pour ouvrir leur chemin vers la liberté, malgré les réticences, les échecs, la maladie et l’absurdité d’un monde violent et mortifère. Certaines l’ont payé chèrement, de leur propre vie. L’auteure est, par le récit de ses ancêtres maternels, est d’une certaine façon l’héritière de ce cheminement. Il est important de préciser qu’elle ne défend pas ici une poésie féminine au sens idéologique, mais, comme elle l’écrit, au sens d’une poésie écrite par des femmes – comme il y a une poésie écrite par des hommes –, souvent originaires de pays soumis aux plus fortes turbulences, « terreur stalinienne, la Shoah, l’apartheid ou le fondamentalisme religieux ».
Ce qui relie ces quinze écrivaines, c’est leur besoin de transformer leur vie par des mots et leur refus d’accepter l’insupportable condition faite aux femmes dans des sociétés encore trop patriarcales à leur époque. Mais leurs voix sont différentes. Cécile A. Holdban aurait pu écrire une sorte d’essai pour tenter d’analyser ce qui les rapproche et établir des passerelles entre, par exemple, Marina Tsvetaïeva et Ingrid Jonker, Nelly Sachs, Alejandra Pizarnik, Forough Farrokhzad. Mais un essai implique nécessairement une certaine distance, peu compatible avec les affinités très fortes qu’elle entretient avec ces poétesses et qui exigent une autre approche. Au fil des lectures et par divers témoignages, elle a greffé leur vie et leurs œuvres sur sa propre sensibilité. Elle les fait parler dans sa propre écriture, d’un style alerte et captivant : quinze poétesses et une seule voix, la sienne. C’est l’originalité de ce livre qui prend souvent la forme de lettres s’adressant à des proches, mère, père, sœur, fils, amant, mari… Même s’il y a des citations, par ailleurs bien intégrées, jamais elle n’écrit à la façon de Sylvia Plath, Antonia Pozzi ou Nelly Sachs.
Cécile A. Holdban porte en elle toutes ces voix dont elle pourrait probablement réciter des fragments par cœur, mais c’est sa propre parole, avec son style et son souffle, qu’elle fait entendre et qui nous émeut. À la lire, on se prend d’empathie pour ces écrivaines au destin souvent cruel. Est-ce la justesse de l’expression, l’authenticité qui s’en dégage ? Nous avons l’impression de les connaître depuis toujours. Elles sont avec nous, et elles sont en nous. Au fil de la lecture, nous nous surprenons à partager leurs espoirs, leurs déceptions, leurs souffrances, leur courage, leurs refus. Nous sommes complices de leurs amours, dans la passion et dans la perte. Nous assistons à l’éclosion de leur écriture, souvent dans le secret d’un journal intime ou d’une confidence, et suivons leur parcours tourmenté pour accéder à la reconnaissance. Nous les accompagnons dans leur quête de la beauté. Ce qui les caractérise, c’est moins la révolte que la détermination à vouloir s’accomplir dans un environnement hostile, à trouver leur place dans un monde littéraire qui fut longtemps l’apanage des hommes.
S’il y a des aspects biographiques, c’est au croisement de la petite et de la grande Histoire, tous ces drames que celle-ci génère au sein des familles et des amitiés. Avec ce livre, on entre dans la chair de la vie. Malgré la pauvreté, la maladie, les trahisons, les persécutions de toutes sortes, il y a cette quête ardente d’un bonheur impossible. Et il y a la mort. Elle rôde dans toutes ces pages que nous livre Cécile A. Holdban, tel le suicide d’Ingrid Jonker : « Mais il y a eu ce moment où j’ai fini par être seule, enfin. Je suis descendue sur la plage. J’ai ramassé des galets, comme nous faisions, enfants, avec Anna, à Gordons’s Bay. J’en ai rempli les poches de mon pantalon. Lourde et allégée, j’ai avancé sans me retourner. Mes pieds nus ont commencé à toucher l’eau. Je suis entrée dans la mer… »