Laird Hunt vient de publier Zorrie, histoire d’une paysanne dans l’Indiana dont l’intrigue couvre une bonne partie du XXe siècle, roman historique tout comme Neverhome, Grand Prix de littérature américaine 2015. L’auteur est venu à Paris, où il a accordé un entretien à EaN, occasion d’évoquer les origines de ce texte, centré sur sa grand-mère, à qui il a été confié pendant son adolescence – après une enfance cosmopolite passée aux Pays-Bas, à Singapour et à Londres.
Je suis ravi de pouvoir vous interviewer pour En attendant Nadeau.
Vous êtes américain ? J’entends l’anglais idiomatique. Vous êtes venu en France quand ? J’ai été à Paris-IV pendant les années scolaires 1994-1995 et 1995-1996. Je m’asseyais dans la cour de la Sorbonne où je buvais mon café merdique et je fumais mes cigarettes avant de retourner en cours. Je faisais Lettres modernes.
J’ai fait une licence de Lettres modernes à Paris-IV à la même époque, on a dû se croiser dans la cour. J’évitais les Américains, j’ai un rapport psychotique à notre langue maternelle, je ne voulais entendre que du français.
Je comprends. C’est très drôle. Après deux ans à Paris, j’ai été confronté au même choix : devrais-je rentrer aux États-Unis ? Finalement, je suis retourné à New York, avec ma copine, maintenant ma femme, ça a failli être mon chemin, celui que vous décrivez, de rester, de m’intégrer [to become embedded]. Bravo !
Bravo à vous ! Vous avez publié douze livres, Zorrie a été finaliste pour le National Book Award, des travaux vous sont consacrés ici en France, dont un séminaire au mois de mars à l’université de Rouen. Quelle a été la genèse de Zorrie ?
La première nouvelle que j’ai écrite s’intitule Old Woman, c’est la description d’une femme qui prépare le dîner dans sa cuisine dans l’Indiana rural, on se rend compte au fur et à mesure de l’histoire que personne ne viendra à ce dîner. La manière dont elle prépare le pain de jambon et les pommes de terre gratinées est très détaillée. À l’époque, je vivais au Japon, où j’enseignais l’anglais, j’ai publié cette nouvelle, inspirée par ma grand-mère, qui m’a élevé depuis l’âge de treize ans, après la séparation de mes parents : mon père, banquier international, est parti à Taïwan, puis à Hong Kong. Dans cette nouvelle, l’héroïne s’appelle « Old Woman », elle n’est pas nommée autrement. Dix ans plus tard, j’ai écrit Indiana, Indiana, roman en forme de rêverie, dans lequel apparaît Zorrie Underwood, personnage tout à fait accessoire, voisine de Noah Summers. Après la publication, j’ai continué à méditer sur elle et sur la nouvelle, je vivais dans le Colorado, je n’étais pas encore père, j’avais du temps libre, je me suis rendu compte que le mécanisme employé par Flaubert dans Un cœur simple pourrait servir pour raconter une vie, donc j’ai rédigé un texte d’une centaine de pages, appelé encore Old Woman, où le nom Zorrie Underwood est cité une seule fois, prononcé par un autre personnage. Cette ébauche est restée dans un tiroir pendant quinze ans. J’y pensais sans cesse, je cherchais la faille, la raison pour laquelle il ne fonctionnait pas, enfin j’ai compris que c’était parce que l’héroïne restait anonyme. J’y ai apporté quelques modifications, je lui ai octroyé un nom, et le manuscrit est devenu Zorrie. La pause de quinze ans était nécessaire, entre-temps je suis devenu un meilleur écrivain. Zorrie représente un changement considérable par rapport à mes premiers romans – tous expérimentaux – et, d’une certaine manière, un retour à mes instincts premiers.
Quel est ce « mécanisme » employé par Flaubert dans Un cœur simple ?
Commencer presque à la fin de la vie d’un personnage, décrire cela, puis revenir au début, et avancer chronologiquement sans fioritures, jusqu’à arriver au point de départ, puis continuer plus loin.
Indiana, Indiana est sorti en 2003. Quand l’avez-vous écrit ?
Il m’a pris trois ou quatre ans, je vivais à New York, c’était juste après mon séjour en France, bizarrement j’étais en train de tomber sous l’influence de Paul Auster. Le fait de lire ses livres – même si j’avais rédigé d’autres textes plus austériens –, quelque chose de l’attention qu’il portait à Brooklyn, à New York, tout cela m’a permis d’écrire Indiana, Indiana, roman qu’il a apprécié, ce qui nous a amenés à devenir amis.
C’est surprenant que vous deveniez plus réaliste et moins expérimental : d’habitude, les écrivains évoluent en sens contraire.
C’est vrai. Quand j’ai commencé Zorrie, j’avais écrit The Impossibly, Indiana, Indiana, et The Exquisite, et tous ces livres étaient expérimentaux, de manières différentes. The Impossibly et The Exquisite étaient des expériences urbaines, tout comme Ray of the Star. J’avais envie de m’imposer la contrainte de la forme réaliste. Donc, il y avait ce désir dogmatique de retourner aux origines du réalisme, à Flaubert, un réaliste du XIXe siècle. Pour moi, ce fut une expérience d’écrire de manière directe. Entre-temps, j’ai écrit une série de romans fondés sur l’Histoire et pourvus d’aspects réalistes, mais ils sont également chargés de rêves fébriles, de visions.
Zorrie s’inspire-t-il de votre grand-mère ?
Zorrie est un amalgame d’à peu près huit femmes différentes. Ma grand-mère était bavarde, Zorrie ne l’est pas. En revanche, ma grand-mère a bien géré une ferme toute seule, pas parce que son mari serait mort à la guerre, mais à cause d’un divorce. Elle allait à l’église, elle était une chrétienne du dimanche. Elle est née dans la ferme et elle y est morte. Elle a failli être mort-née. Deux médecins sont venus pour l’accouchement : le médecin principal s’est occupé de mon arrière-grand-mère, tandis que son assistant a aspergé le bébé d’eau froide dans la cuisine jusqu’à ce qu’il se remette à respirer. Adulte, elle faisait un mètre cinquante-deux mais elle était féroce, ayant survécu à la Grande Dépression. Elle enseignait le latin et a voyagé partout dans le monde.
Y a-t-il eu d’autres modifications ?
Dans la première version, Zorrie fait un voyage en Malaisie, j’ai transformé cela en voyage aux Pays-Bas. Ma grand-mère, en plus de son activité d’enseignante, exploitait une serre. Elle adorait les tulipes, le fait que mon père travaillait aux Pays-Bas – on y a vécu en famille pendant quatre ans – lui donnait un prétexte pour aller y voir les champs de tulipes. L’autre innovation importante concerne le radium. J’avais fait des recherches sur l’exploitation de jeunes femmes dans la petite ville d’Ottawa, Illinois. Aux États-Unis, il y avait une usine à Orange, dans le New Jersey, et une autre à Ottawa, où les ouvrières peignaient des cadrans au radium. C’était un phénomène de l’ère de la Grande Dépression, à deux heures de la ferme. L’incident dans le roman renvoyait aussi à W.G. Sebald. Je l’avais rencontré, ensuite je lui ai envoyé des lettres d’admiration auxquelles il répondait. Dans les années 1990, je lui ai adressé un article du New York Times sur les peintres de cadran au radium, donc je songeais à lui, il a exercé une énorme influence sur mon écriture. J’ai fait un pèlerinage à Ottawa, Illinois, j’ai apporté un compteur Geiger au cimetière, où certaines de ces jeunes femmes sont enterrées : elles sont encore chaudes, le compteur Geiger s’illumine à côté de leurs tombeaux.
Zorrie n’est pas restée longtemps à Ottawa, elle voulait rentrer au pays. Loin de voir les États-Unis comme homogènes, elle opère une distinction entre les États voisins de l’Illinois et de l’Indiana.
Aller dans l’Illinois, c’était comme voyager dans un pays étranger. Dans cette communauté de l’Indiana rural, dominée par de vieilles femmes – les fermiers sont partis ou morts –, on tenait à son lieu de naissance. Elles voyaient l’État de l’Ohio, à l’est, comme étrange, alors qu’à l’ouest l’Illinois n’avait rien à voir avec l’Indiana. Elles n’étaient pas du Midwest, mais de l’Indiana. J’avais un oncle qui enseignait à l’université de l’Illinois, à Champaign-Urbana, j’y allais souvent, je me disais : « C’est exactement pareil, ce sont les mêmes champs de maïs ». Mais pour ma grand-mère et ses amies, le maïs était un peu différent au pays. Le soja n’avait pas le même aspect. La peinture de marquage routier n’était pas la même. On ne respirait pas la même odeur. Aujourd’hui, je pense comme elles, alors que pour mes amis new-yorkais la région entière n’est qu’une gigantesque tache de rouge MAGA.
Le narcissisme des petites différences, comme disait Freud. Y a-t-il du vrai dans tout cela ?
Pour autant que je le sache, pas du tout. Cela dit – j’en parle dans certains de mes autres romans historiques –, la présence autochtone est variée, il y a des différences entre les Illinois et les Miami et les autres peuples amérindiens de la région. Ensuite, il y a eu cette homogénéisation culturelle occasionnée par les « colons », les « colonisateurs », pour employer le langage contemporain. La terre est similaire dans tous ces États, ce n’est pas un hasard si les fermes réussissent dans l’Illinois, dans l’Indiana et dans l’Iowa : c’est postglaciaire, le sol – qu’on a empoisonné – est riche.
Paul Auster a loué Indiana, Indiana, il trouvait que c’était comme si la langue resurgissait de la terre même.
Quand j’ai été envoyé vivre sur la ferme, ç’a été difficile. L’une des récompenses, c’était qu’au lieu d’évoluer comme gosse déraciné scolarisé dans des écoles américaines à l’étranger, j’ai acquis, à treize ans, une histoire. Je n’étais plus un outsider, même si je l’étais en réalité : j’arrivais de Londres, j’avais un vague accent britannique. Tout d’un coup, j’étais le petit enfant de ma grand-mère, j’étais du pays. J’y adhérais, je suis devenu plus Hoosier (surnom des habitants de l’Indiana) que les Hoosiers. Cela dit, je passais les étés avec mon père, d’abord à Taïwan, ensuite à Hong Kong. Ce « choc systémique » récurrent a fait que j’ai doublé ma mise identitaire en tant qu’enfant Hoosier. La ferme est toujours dans la famille, on l’a depuis le dix-neuvième siècle, maintenant elle appartient à mon père, à ma tante, à moi et aux cousins. Borges pose la question de savoir ce qu’on peut s’approprier psychologiquement. Dans mon cas, j’estime que ça se justifie que j’écrive sur l’Indiana. J’y retourne, j’y emmène ma fille presque tous les ans.
Les titres des chapitres de Zorrie viennent d’ailleurs, des Vagues de Virginia Woolf.
À l’époque où je rédigeais Zorrie, je lisais Les vagues très attentivement, et j’ai commencé à l’enseigner. C’était une façon de m’orienter, de m’organiser.
Quels autres écrivains vous ont influencé ?
Au début de ma carrière, Perec a compté. Ainsi que l’œuvre de Paul [Auster]. Faulkner est quelqu’un que j’ai lu jeune, mais que j’ai métabolisé tardivement. Surtout Lumière d’août et Absalon, Absalon !, mais aussi L’invaincu et ses longues nouvelles, dont Descends, Moïse. Sebald a été important pour moi, son exploration de l’Histoire, des traces des choses qui vont bien au-delà des circonstances immédiates. Pour lui, il s’agissait des « crimes de ses compatriotes ». Quant à moi, je réfléchis non seulement sur la trajectoire humaine, mais aussi sur le paysage naturel, cela me permet, en ce qui concerne l’Indiana, d’interroger quelles autres forces sont à l’œuvre, de me demander ce qui façonne ce paysage. Willa Cather mérite également d’être mentionnée, je suis en train de lire une courte biographie sur elle, écrite par Benjamin Taylor, ainsi que La maison du professeur. Son chef d’œuvre est La mort et l’archevêque. Il y a dans son écriture quelque chose d’étriqué et de folklorique qu’elle arrive à surpasser. Bien qu’elle fût une contemporaine de Joyce et de Gertrude Stein, elle était antimoderniste. Elle arrivait à faire en sorte qu’à travers le langage un endroit brille.
Dans Zorrie, les choses brillent et scintillent sur un fond jaune ou vert : les « filles fantômes » qui peignent les chiffres sur des cadrans d’horloge en couleurs lumineuses ; Harold, mari de Zorrie, qui percute la surface d’une eau verte, « son avion accidenté en flammes » ; ou Virgil, dont la chute mortelle laisse un halo, « les contours d’un ovale très pâle sur le tapis vert », à cause du cercle de chaux dessiné par son fils Noah.
Dans Indiana, Indiana, j’ai employé des métaphores et des symboles, ce que je cherchais à épurer pendant quinze ans afin de devenir meilleur écrivain, au moins pour ce roman. Apparemment, j’ai fini par « échouer mieux », pour citer Beckett. Le mois prochain, j’ai un recueil de nouvelles qui sort aux États-Unis, Float Up, Sing Down. Ce sera le troisième tome d’un triptyque commencé avec Indiana, Indiana, roman kaléidoscopique qui couvre une nuit dans la vie du personnage, poursuivi avec Zorrie, concentré comme le mercure, à la fois dense et léger, et qui couvre une vie entière. Enfin, Float Up, Sing Down, est la description d’une seule et même journée de l’année 1982 dans la vie de quatorze personnages. Zorrie apparaît dans deux ou trois de ces nouvelles.
Pourquoi 1982 ?
C’est l’année où je suis arrivé dans l’Indiana rural. Enfant aux Pays-Bas et à Londres, je pensais que l’Amérique était plus cool, que les choses étaient plus authentiques au pays. Tout ce qu’on voulait, c’était de posséder des trucs américains : des comics, des jouets, etc. Ensuite, j’ai vécu dans l’Indiana, j’ai fait des études en France, j’ai vécu au Japon pendant deux ans, pourtant j’ai toujours eu le sentiment que quelque chose de plus profond, en ce qui me concerne, se passait aux États-Unis. Je me suis rendu compte que ce n’était pas à New York, ni dans le Colorado, où j’ai vécu le plus longtemps, ni dans le Rhode Island, où j’habite actuellement : mon imagination tourne autour de ce paysage de l’Indiana, qui est plat et ennuyeux.
D’où vient ce penchant pour le roman historique ?
J’ai étudié l’histoire à l’université de l’Indiana, cela ne m’a jamais servi, si ce n’est que je la pratique via l’attention que je porte aux lignées et aux lieux, pour en avoir une connaissance approfondie. Comme le disait Montaigne – j’ai suivi un cours sur lui par Jean-Yves Tadié –, il faut chercher à connaître quelque chose « pas le plus largement mais le plus profondément » [en français].
À Brown University, vous êtes professeur d’écriture créative, comme la plupart des auteurs américains que j’interviewe. Que pensez-vous de ce système ?
Cela m’interroge. J’enseigne dans des programmes de MFA (Master of Fine Arts in Creative Writing) depuis plus que vingt ans. J’ai des sentiments mitigés. Ces programmes aboutissent parfois à un aplatissement de l’imagination. Il y a quelques années, Édouard Louis est venu dîner à la maison à Providence, il venait d’assister à des lectures faites par des étudiants au Iowa Writers’ Workshop, il a trouvé que physiquement les étudiants étaient très divers, mais que leurs lectures avaient toutes le même rythme. Le programme à Brown est considéré comme plus expérimental, même si on se fait des illusions. On enseigne tous les mêmes livres, axés sur la diversité, et on invite les mêmes conférenciers extérieurs : Claudia Rankin pour la poésie ; Colson Whitehead pour la fiction ; Maggie Nelson pour l’essai poétique, tendance queer. L’écrivain amérindien du moment est Tommy Orange, auteur d’un seul livre. Chaque année je lis les dossiers de candidature : depuis cinq ans, l’écrivain le plus cité est Carmen Maria Machado. Avant elle, ce fut Junot Diaz. Il y a des années, ce fut Donald Barthelme. Donc il y a un certain conformisme, cela n’empêche, les talents réussissent à émerger. Mais c’est une industrie, et il y en a trop. Les écrivains que j’aime personnellement – tel James Joyce – n’avaient pas de MFA. Aujourd’hui, c’est devenu indispensable. C’est un moment difficile pour les arts, les objectifs de la diversification – que je partage, que je soutiens et pour lesquels j’ai beaucoup travaillé – sont importants, mais les moyens qui sont déployés, ce principe de jeu à somme nulle, cette idée qu’afin d’élever certaines voix il faut abattre les gens qui ont toujours dominé… c’est anti-art. Pour les programmes d’écriture créative, la seule chose qui importe aujourd’hui, c’est la diversification. Je soutiens, mais je ne crois pas qu’il faille arrêter d’inviter certaines personnes, il y a de la place pour tout le monde, accueillons cette diversité tout en faisant en sorte que les choses soient intéressantes.