Sergueï Shikalov s’est installé en France en 2016, après l’adoption de lois liberticides et discriminatoires visant les homosexuels en Russie. Il a écrit, directement en français, un premier roman fort sur cet exil, les années de liberté que sa génération a vécues sans voir le pire arriver. Récit d’une mémoire qui excède la sienne, texte sociologique émouvant, interrogation sur une communauté impossible, Espèces dangereuses dépasse ses enjeux propres par une pensée de l’usage de la langue et des formes du récit.
Souvent, il faut se méfier de la biographie des écrivains. Ou l’ignorer. Ou ne pas se laisser empêcher par les pistes ou les lectures qu’elle peut induire. Car si l’on est un peu lucide, il vaut mieux se concentrer sur la littérature, les livres, les voix qui y naissent et les constituent comme des corpus qui s’intègrent à d’autres et, parfois, à la bibliothèque intérieure d’un lecteur. Mais si l’on se méfie de cette tendance – encore plus frappante ces derniers temps – à lire à travers le prisme de la biographie, à s’attarder, sorte de Sainte-Beuve à la petite semaine, à éclairer les livres par leurs circonstances, il faut parfois, tout de même, s’y arrêter.
Quand on lit des écrivains qui se nourrissent de leur existence singulière ou qui la constituent par la littérature – chose bien différente que de la raconter ! –, il faut non pas en connaître les détails pour la vérifier ou la confirmer, mais plutôt en entendre la dynamique, en percevoir le cadre, en cartographier la singularité et les structures. Pensons à des écrivains qui, à des degrés divers, fascinent – Christine Angot, Emmanuel Carrère, Annie Ernaux, Hervé Guibert, Marguerite Duras, Serge Doubrovsky… Ce qui est intéressant chez eux, ce qui fait littérature, plus que leur vie, c’est la manière dont s’exprime l’expérience, dont s’envisage une réalité sociale ou historique, comment le langage se saisit de la vie. En cela l’écrivain excède la confession édifiante ou le témoignage sur son époque. Il métabolise un environnement, une réalité, des faits qui ne comptent que pour soi, une mémoire qui souvent sinue – bref, il inscrit la vie dans la littérature et dans les langages qui ordonnent le sens de la réalité. On en partage ainsi quelque chose d’une part, et de l’autre on en dépasse la ponctualité. Ce n’est pas rien et ce n’est pas facile – ni pour l’auteur, ni pour le lecteur.
Sergueï Shikalov (qui n’a pas quarante ans) raconte une époque disparue. Ou plutôt, il raconte une parenthèse enchantée dans l’histoire, une période d’une dizaine d’années, comme suspendue, presque inconnue. Il nous plonge dans la fin de son adolescence et dans sa jeunesse dans une Russie qui s’extrayait du communisme et découvrait les joies et les illusions d’une société démocratique et capitaliste qui donnait, enfin, une place à des désirs – matériels, intellectuels, sexuels – tout neufs, qui ne demandaient qu’à s’assouvir. Son livre raconte cette décennie, les années 2000, durant laquelle les homosexuels russes et leurs « amis progressistes » ont pu rêver de « vivre comme là-bas », en Europe et aux States, d’embrasser les valeurs occidentales. Des temps tout neufs, où l’on pouvait soudain « tenir son amoureux par la main », où des stars faisaient leur coming out. Une vie nouvelle, plus libre soudainement, vécue par des « dinosaures brutalement contraints de s’émanciper » comme une « levée de verrous », « comme sortir de la famine ». Un temps un peu insouciant, où tout semblait possible, où l’on croyait toucher la liberté.
Ainsi vont les années 2000 dans le Moscou gay. On ne se cache plus (ou presque plus), on peut rêver à « une petite révolution sur laquelle il valait mieux ne pas attirer l’attention de peur de tout faire foirer » et à de vraies histoires d’amour. On écoute des chansons de Zemfira, de t.A.T.u, ou du Madonna à fond les ballons. On attend pendant des heures le grand concert de Mylène Farmer. On admire George Michael et Jodie Foster. On va chez Toni & Guy, on achète des crèmes Shiseido, on se trouve un style. On se fait beau, on va dans des bars, on drague. On essaie la boîte à la mode, parfois on se fait virer, parfois pas. On s’achète des pornos de Cadinot et on drague sur Internet ou sur Grindr aux abris bus qui ont tous le wifi.
Sergueï Shikalov nous fait vivre, par touches, cette vie-là. Comme une sorte de sociologue infime qui saisit le flux d’une existence, en notant sa vie mise à distance. C’est incroyablement vivace, saisissant. Dans une prose d’une grande simplicité, directe, tranchée, à vif en quelque sorte, il parvient à se faire le chroniqueur sensible de sa propre existence et du mouvement du temps, sorte de cartographe invisible d’un monde devenu presque irréel. C’est que ce temps n’existe plus, la société russe a dérapé. « Le terrain se mit à glisser », écrit Sergueï Shikalov. Son livre compile la vie qu’on a eue, qu’on a cru avoir et qu’on a perdue irrémédiablement. Il synthétise l’existence d’un garçon qui a cru à la liberté, qui a voulu devenir bilingue, s’échapper d’une société close, brutale, comprendre le monde, se confronter à la différence, faire l’exercice de la vie, et à qui on le dénie.
Espèces dangereuses raconte cet arrachement, la perte absolue de la liberté. Mettant en regard l’époque qu’il décrit avec une nostalgie douce et lucide, sociologique, ou plutôt compilatrice dira-t-on, l’écrivain, désormais exilé en France, explique la radicalisation de la société russe et le processus politique implacable qui conduit aux lois qui persécutent les homosexuels en Russie. Sergueï Shikalov pourrait se contenter de cette chronique douce-amère, vaguement nostalgique, d’une sorte de récit politique, ou plutôt militant et dénonciateur, qui érigerait une morale face à une autre, une expérience univoque face à une autre tout aussi univoque. Et s’il pense sa vie, ses stases, ses oppositions, la translation qui ordonne son regard, la manière dont le temps travaille le récit lui fait « dépasser l’individuel », excéder la stricte ponctualité de son parcours.
Car Sergueï Shikalov fait quelque chose de cette matière. Il conçoit un texte, une grammaire, un ordre narratif pour passer de l’expérience ou de la trace à la pensée, du témoignage univoque à une poussée dans le langage. Et c’est là que tout se joue. La conception anthologique que l’écrivain impose à partir d’une série d’expériences – il y aurait beaucoup à dire sur la sérialité dans ce récit – se déploie jusqu’à une poétique. Il ne témoigne pas, il invente une forme littéraire. Le livre de Shikalov ne se réduit pas à un genre – écriture sociologique ou communautaire, autobiographie fragmentaire et nostalgique, récit d’exil, texte engagé… – mais se place dans une connivence entre ces différentes formes. L’écrivain propose ainsi une congruence qui lui fait dépasser ses enjeux propres, tout en les considérant pleinement.
L’enjeu, la force probablement aussi d’Espèces dangereuses, résident justement dans le dépassement de la singularité par ses moyens propres. C’est-à-dire que le récit se pense comme le lieu même d’un discours de soi – on ne le dira jamais assez, à la croisée de genres divers – qui admet la responsabilité qu’il induit et ordonne une conception du temps, de la perte et de la honte d’une grande subtilité. Le récit exsude une franchise souvent déconcertante, il ne recule pas devant les images vives et les références hétéroclites pour saisir le passé et raconter une histoire effacée (refoulée ?).
Sergueï Shikalov se dépasse car il considère son texte comme texte, comme forme, comme langage. Il en fait une organisation verbale qui transmue le récit individuel, autobiographique, en une expérience collective et du temps et des émotions, qui s’impose comme le seul espace capable de retenir ce qui a été perdu, de le faire exister. L’écrivain refuse que son récit s’amalgame à lui. Il veut s’en affranchir probablement, mais surtout l’envisager comme une expression possible – évidemment pas la seule, rappelle-t-il – d’une expérience collective qui se refuse en tant que communauté. C’est pourquoi tout le livre adopte une énonciation qui le dissimule derrière ce « on », « ce son nasal, [ɔ̄], pronom indéfini, l’un des premiers qu’il faut assimiler en cours de français langue étrangère, afin de pousser un cri ».
Écrivant en français, Sergueï Shikalov écrit donc dans une langue seconde, il affronte le « passé grâce à la syntaxe d’une autre langue ». « Poser des mots sur des choses que la langue maternelle n’a jamais osé nommer. Faire ressurgir des visages disparus, peut-être fictifs, faire résonner des voix éteintes, le prix à payer pour esquisser le portrait d’une époque, d’une ‘’catégorie sociale’’ », avoue-t-il. Son livre parvient assez merveilleusement à raconter son passé autrement, à en transmuer les expériences en autre chose qu’elles-mêmes, à en faire la matière d’une pensée d’une identité impossible, toujours définie de l’extérieur, comme imposée par la négativité ou la honte. L’écrivain travaille à s’en libérer, à l’inscrire dans une anti-nostalgie qui procède d’une anthologie d’expériences partagées et, finalement, de certaines illusions perdues. Il raconte un deuil infini, la mémoire impossible d’une communauté disloquée, impossible, la fuite et la survie ailleurs. Il récapitule, raccommode avec une douceur indignée un passé effacé, il trouve les moyens, par le langage et la littérature, d’affronter le temps d’avant, la violence politique, l’opprobre, l’exil, la perte absolue de ce qu’on croyait avoir.