Vers une culture écologique 

Paraît un des deux livres importants de la philosophe australienne et écoféministe Val Plumwood, disparue en 2008 et encore peu connue en France. Sous le titre La crise écologique de la raison, Environmental Culture, paru en 2002, répond à la question : comment et avec quel contenu faire émerger une culture écologique ?

Val Plumwood | La crise écologique de la raison. Trad. de l’anglais par Pierre Madelin. Préface de Baptiste Morizot. PUF/Wildproject, 494 p., 28 €

En 1985, Val Plumwood, professeure à l’université de Sydney, avait été attaquée par un crocodile. De cette expérience, elle avait tiré un article, « Devenir proie », qui donnera naissance à un livre paru en 2012, Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie (traduit par Pierre Madelin, Wildproject, 2021). On peut en lire un extrait dans la revue en ligne Terrestres. Mais l’ouvrage de 1993 qui est considéré comme son maître livre dans le monde anglo-saxon, Feminism and Mastery of Nature, n’est pas encore traduit. La collection des Presses Universitaires de France « L’écologie en question », dirigée par Dominique Bourg et Sophie Swaton, et les éditions Wildproject s’associent pour donner au public francophone un autre livre important de la philosophe, paru en 2002, Environmental Culture, dont la traduction française ne retient que le sous-titre : la crise écologique de la raison. 

La crise écologique de la raison Val Plumwood
La philosophe australienne Val Plumwood en 1990 © CC BY-SA 4.0/Sean Kenan/WikiCommons

Selon Val Plumwood, la raison connaît une nouvelle crise. Après celle des fondements au début du XXe siècle, qui verra la naissance d’une nouvelle physique, d’une nouvelle logique, après celle, analysée au sortir de la Seconde Guerre mondiale par Adorno et Horkheimer, de sa réduction à une raison instrumentale, et donc de son « autodestruction », vient celle d’une raison qui, sur fond de son auto-négation sous forme de « rationalisme » (une certaine « culture de la raison », la philosophe se rappelle que c’est toujours la raison qui critique la raison), devient destructrice de la planète, c’est-à-dire de ce qui assure sa condition ultime de possibilité. Cette raison séparatrice (l’humanité/l’univers) et dualiste (nature/culture) s’enferme, devant la menace environnementale, dans la dénégation, s’aveuglant dans une surenchère technolâtre et productiviste. 

Le titre anglais de l’ouvrage a son importance. L’accent mis sur la nécessité de donner naissance à une nouvelle culture, « culture écologique » traduisant le environmental culture anglais, représente le projet même, à la fois philosophique et politique, de l’autrice. Ce faisant, elle déplace la question : il ne s’agit pas seulement de faire advenir une raison écologique, mais une nouvelle écologie de la raison, retrouver « la maison » (oîkos) de la raison, autrement dit une culture. Car cette crise vient de loin. Val Plumwood, comme d’autres penseurs de sa mouvance, en voit les prémices dans le platonisme, puis dans la pensée judéo-chrétienne, fondée sur le geste séparateur de la Création et la position privilégiée de l’humanité. La rupture cartésienne, avec le primat de la conscience, la volonté de maîtrise d’une nature mécanisée, aggrave encore un peu plus la situation, qui, pour finir, trouve son accomplissement dans le capitalisme.

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Et l’Australienne d’établir l’équation maintenant bien connue entre impérialisme européocentré, capitalisme, anthropo-phallocentrisme, racisme. Si cet aspect du livre, reprenant d’ailleurs bien des éléments déjà évoqués dans l’ouvrage de 1993, n’est pas le plus original et apparaît sans nuances ‒ par exemple, les pensées juive et chrétienne peuvent inspirer et inspirent aujourd’hui une écologie, ou bien, Aristote, comme l’a rappelé, entre autres, Jean-Louis Labarrière (cf. parmi d’autres articles, « Aristote et l’éthologie », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 183/2, 1993), s’il attribue à l’homme seul le logos, n’oublie pas son inscription dans l’animalité, laquelle, bien qu’elle ne participe pas au logos, n’en est pas moins capable d’apprentissage et de raisonnement pratique, ou bien encore, les spécialistes de Descartes ont montré depuis longtemps les nombreux contresens commis dans la lecture d’une œuvre concernant l’animal infiniment subtile ‒, reste que l’on ne peut échapper à une réflexion, mobilisant toutes les disciplines (philosophie, histoire, anthropologie…), à la fois sur la généalogie de la catastrophe présente et sur les fondements possibles d’une nouvelle culture. On découvrira au fil de la lecture que Val Plumwood tente surtout d’élaborer une éthique qui repose la question de la place de l’homme dans le monde et transforme la culture, entendue comme l’ensemble des modalités d’action.

La réflexion de la philosophe se concentre sur la critique de ce qu’elle nomme « la structure logique du centrisme ». Ce n’est pas la notion de centre en tant que telle qui est rejetée, mais celle du « centrisme hégémonique » qui « repose sur la mise en place d’une structure relationnelle asymétrique opposant un pôle primaire ‒ l’Un, le centre ‒ à un pôle secondaire ‒ les autres marginalisés ». L’hégémonie ne consiste pas à privilégier un pôle sur un autre, mais à constituer le pôle primaire en « seule source de valeur, de sens, d’agentivité et d’identité ». De même, ce n’est pas l’anthropocentrisme en tant que tel qui est visé, mais celui qui s’établit comme unique centre légitime. Dans ce dualisme polaire, jouent deux mécanismes : celui de « l’exclusion radicale » (par exemple, la différence ontologique entre l’homme et l’animal) et celui de l’homogénéisation et de la « stéréotypisation » (la célèbre déclaration de Ronald Reagan : If you’ve seen one redwood, you’ve seen them all). L’anthropocentrisme hégémonique étant tellement enraciné et naturalisé, la philosophe ne peut que constater la faiblesse des stratégies déployées par ses adversaires. C’est d’un véritable décentrement que nous avons besoin et, par conséquent, il nous faut fonder une éthique « dialogique » si nous voulons éviter de tomber du productivisme anthropocentré, marqué par une science « sado-impassible », dans une « écorépublique » autoritaire, dont Val Plumwood fait l’hypothèse contrefactuelle, guidée par des « éco-gardiens », rendue nécessaire pour éviter l’inhabitabilité définitive de la planète.  

La crise écologique de la raison Val Plumwood
Un cerf dans la brume face aux tours londoniennes ©CC BY 2.0/Richard Fisher/Flickr

Le décentrement consiste à sortir des dualismes épistémiques (sujet/objet, homme/nature), économiques (propriété/terra nullius, échange/usage), politiques (intérêt/commun), et à élaborer une « rationalité écologique » appuyée sur une éthique de la prudence. Celle-ci n’a rien à voir avec la gestion étriquée d’un égoïsme anthropocentrique bien compris. Elle est en réalité une éthique du soin (care) à destination de tous les êtres de la planète, sans hiérarchie. Remarquons en passant qu’il est intéressant que Val Plumwood réhabilite, dans le cadre de l’éthique, la prudence qui fut le point nodal de l’éthique aristotélicienne et celui de la « politique » médiévale. La rationalité écologique, en rupture avec la raison instrumentale, est une arme contre l’éloignement entre l’agentivité productive et économique et ses conséquences écologiques. Ce « principe de réduction de l’éloignement » suppose une démocratie rapprochée entre tous les acteurs, politiques et citoyens, de la décision. Reconnaître les êtres qui partagent la planète avec nous suppose de leur accorder la dignité de « centres autonomes de valeurs et de besoins ». La maxime kantienne, prescrivant de ne considérer les personnes que comme fins et non comme moyens, s’élargit à tous « ce qui grouille à la surface de la Terre » pour parler comme la Genèse. Le décentrement ne se demande plus « si l’élément évalué possède les qualités requises pour faire l’objet d’une attention et d’une inclusion éthique », mais : « quelle est la position éthique de l’évaluateur humain et son propre statut moral ? » Pour entrer dans « la communauté éthique interspécifique », il faut accorder aux êtres une certaine « intentionnalité ». Non qu’il s’agisse par là d’un retour à un panpsychisme débridé ; il s’agit plutôt d’un présupposé qui permet d’accorder à chaque être sa place, sans qu’elle soit hiérarchisée, ni comparée, et encore moins mise en concurrence, de lui reconnaître son rôle dans l’habitabilité de la planète. 

Baptiste Morizot, le préfacier de la version française, remarque que le livre de Val Plumwood offre peu de ressources concrètes du côté de la praxis écologique. Malgré ce manque, il faut admettre que la philosophe australienne hisse le débat jusqu’à la hauteur adéquate. Il est bien question de l’émergence d’une « culture écologique » et pas seulement d’un ensemble de « trucs » mis en en œuvre pour limiter le réchauffement à 1,5° C. Abandonner l’anthropocentrisme hégémonique, celui de la croissance, du messianisme technologique, de l’idéologie propriétaire, dans le temps court qui nous est donné, va être une entreprise cruelle ‒ Val Plumwood n’a pas vécu assez longtemps pour voir la honte de son pays qui a voté non au référendum de 2023 sur le droit des Aborigènes ‒, comme, sans doute, toute naissance d’une nouvelle culture, qu’on la conçoive comme pattern ou comme program, selon l’opposition de Clifford Geertz, dans l’histoire. Peut-on aller jusqu’à dire que l’autrice de Dans l’œil du crocodile a écrit avec ce livre un chapitre décisif d’un livre collectif en train de s’élaborer, qui pourrait s’intituler, en référence à La Cité de Dieu de saint Augustin, témoin d’un changement « culturel » radical à la fin du monde antique, La Cité de la Terre ?