Au sud du 60e parallèle Nord

Norma Dunning, autrice canadienne, s’est vu attribuer en 2022 le Prix littéraire du Gouverneur général (qui a couronné dans le passé des auteurs tels qu’Alice Munro ou Michael Ondaatje) pour son dernier recueil de nouvelles. On y retrouve des personnages de son premier livre, Annie Muktuk et autres histoires, notamment Annie Muktuk, ainsi que des sujets qui traversent toute son œuvre, y compris sa poésie. Une œuvre sur les Inuit et leur place dans le monde d’hier et d’aujourd’hui.

Norma Dunning | Tainna. Celles et ceux qu’on ne voit pas . Trad. de l’anglais (Canada) par Daniel Grenier. Mémoire d’Encrier, 240 p., 20 €

Des femmes disparues, des femmes retrouvées mortes : outre-Atlantique, ce sont souvent des Amérindiennes ou des Inuit, comme le rappelle l’œuvre de l’autrice québécoise Justine Léveillé-Trudel ou, côté états-unien, la série Alaska Daily. Norma Dunning a rendu hommage à l’une de ces infortunées, l’illustratrice Annie Pootoogook, à qui l’on doit l’image de couverture de la première édition d’Annie Muktuk ; dans Tainna, on trouve une histoire inspirée par un fait divers, le corps d’une jeune femme retrouvé sur un terrain de golf à Edmonton en 2011. Elle s’appelait Kerry Takkiruq et n’avait pas vingt ans. C’est la dernière nouvelle du recueil, celle qui lui donne son titre ; l’autrice avait déjà écrit un poème à ce sujet dans Eskimo Pie : A Poetics of Inuit Identity [1].

À côté de celles qui ont péri, de celles et ceux qui sont en fin de vie (maladie ou grand âge), figurent des vivantes et même des survivantes : trois sœurs qui endurent des années de privations et de châtiments corporels dans un de ces pensionnats catholiques de sinistre mémoire, mais aussi Annie Muktuk : figure forte du premier recueil, cette jeune femme à la sexualité très libre réapparaît dans la nouvelle « Ces vieux os », plus âgée mais pas moins forte malgré des années difficiles. Tainna se lit comme un recueil à la fois plus amer et plus drôle, féroce (ou lucide ?) sur le vieillissement au féminin : dans la nouvelle « Panem et circenses », tout le monde en prend pour son grade, des vieilles belles refaites ici et là au vieil homme fortuné qui les regarde s’affronter pour lui. Les clichés salaces et racistes vont bon train : est-ce parce que les « Eskimo » ont la réputation de manger de la viande crue que les « Esquimaudes » ont la réputation de se livrer à toutes les variations possibles des relations charnelles ?

Norma Dunning Tainna Annie Muktuk
Norma Dunning (2023) © Emily Welz Studios

Si l’une des trois épouses de la nouvelle « Husky » échappe au viol, ce n’est pas le cas d’Annie, qui paye le prix fort pour avoir voulu s’assurer, devant la froide chasteté soudaine de son époux, le pasteur Moses Henry (lui aussi figurait déjà dans le premier recueil de nouvelles), qu’elle avait encore le pouvoir de séduire. Annie Muktuk n’est d’ailleurs pas son vrai nom : « muktuk », c’est la chair de baleine, le surnom la renvoie à la fois à son identité inuit et à sa réputation de fille facile. En réalité, elle s’appelle Annie Mukluk : ce nom de « bottes souples en peau » semble suggérer qu’elle fait et fera toujours son chemin. Elle trouve une forme de paix dans les rencontres hebdomadaires avec son fils, la pratique du dessin et la compagnie désormais amicale de Johnny Cochrane, un autre personnage déjà croisé dans Annie Muktuk. Lui aussi est à sa manière un survivant avec d’invisibles cicatrices ; son frère jumeau s’est suicidé. Les morts violentes n’affectent pas que les femmes.

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Toute l’œuvre de Norma Dunning parle de liens, les liens familiaux souvent, le lien à l’identité inuit aussi. Elle s’attache à montrer les liens entre les morts et les vivants, le bébé à qui l’on donne le nom d’un ancêtre, le souvenir d’un grand-père qui aide un jeune homme à rester en vie. Elle semble traiter tous ses personnages comme s’ils faisaient partie de sa famille. Dans Annie Muktuk, certaines nouvelles étaient inspirées de son histoire familiale ; dans Tainna, ce n’est pas le cas, mais les liens familiaux sont au cœur du recueil. Kunak survit parce qu’il entretient le souvenir de son grand-père ; Annie Mukluk souffre de l’éloignement d’avec son mari, finit par divorcer, mais conserve des liens avec les siens (son fils, son ex-ennemi juré) ; « Bunny » n’a plus la force de vivre après qu’on lui a retiré son nouveau-né. Tainna fait moins de place à une forme d’inexpliqué proche du fantastique qu’Annie Muktuk, mais la présence des esprits demeure. Le très catholique père Peter Prentice lui-même en devient convaincu dans la savoureuse nouvelle « Le paradis des Esquimaux ».

Norma Dunning Tainna
Signalisation routière bilingue en français/anglais et en inuktitut, au Nunavik (Québec) © CC BY-SA 4.0/Girolamo Skrebutis/WikiCommons

Faire comprendre et perdurer les traditions inuit, voilà ce qui anime Norma Dunning, une femme dont la mère ne parlait pas de son passé, ne parlait pas inuktitut à ses enfants, marquée par ses années de pensionnat autochtone dans la région de Winnipeg. Norma Dunning a dû reconstruire son identité, allant jusqu’à solliciter les autorités du Nunavut, après le décès de sa mère, pour être reconnue comme Inuk [2]. Cette identité qu’elle a ressentie avant de parvenir à l’exprimer et qu’elle fait vivre dans son œuvre et son enseignement. Ce n’est pas parce qu’on n’a jamais mangé de viande crue ou de muktuk, qu’on n’a jamais chassé le phoque ou vécu dans la toundra, qu’on n’est pas inuk. C’est à ces Inuit « du Sud », ceux qui ne vivent pas dans le territoire du Nunavut, qui parfois n’osent pas s’identifier comme Inuit, que Tainna est dédié. Le traducteur québécois Daniel Grenier a précisé dans une note à la fin d’Annie Muktuk qu’il avait fait le choix, en accord avec l’autrice, de traduire l’anglais particulier de Norma Dunning dans un français qui s’éloignât des particularismes linguistiques québécois pour ne pas « apposer une langue coloniale par-dessus une autre langue coloniale », ce qui donne un texte où l’inuktitut côtoie le français, affleurant à sa manière sans se signaler en caractères italiques, contrairement à l’anglais (et au « français dans le texte », qui ne concerne qu’une nouvelle d’Annie Muktuk). Tainna, celles et ceux qu’on ne voit pas, titre d’un poème, d’une nouvelle et d’un recueil entier : une voix qui s’affirme après « des années d’aboriginalité silencieuse ».


[1] Eskimo Pie: A Poetics of Inuit Identity, Bookland Press, 2020. Tarte à l’esquimaude (une poétique de l’identité inuit), la version traduite en français par Hatouma Sako, parue chez le même éditeur en 2022, est difficile à se procurer en France.

[2] Norma Dunning en fait le récit dans son dernier livre, Kinauvit? (What’s Your Name?) The Eskimo Disc System and a Daughter’s Search for her Grandmother, Douglas & McIntyre, 2023.