Il y a des écrivains dont on se méfie : avant de monter à bord de leur livre, on en inspecte les contours et souvent on y jette un œil. À Jean Rolin, on emboite immédiatement le pas, la confiance s’impose. De ses livres, on ne lit pas même le quatrième de couverture, on embarque comme sur un navire. Avec ici, comme seul indice, un titre : Les papillons du bagne.
Autant dire que, lorsqu’on se retrouve avec notre narrateur-écrivain sur la côte d’Azur, entre Hyères et Menton, sur les traces de Katherine Mansfield, on se dit que cette fois on aurait dû être plus méfiant. Mais Jean Rolin ne fait pas longtemps semblant – nous marchons entre la ligne SNCF et la grande bleue, mais, bien qu’il nous emmène (ne boudons pas ce plaisir) sur les lieux de Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, ça ne va pas durer. Au haut de la page 58, faisant le constat que la région est hantée par des figures littéraires et qu’une revisite des lieux de villégiature de l’écrivaine anglaise manque d’intérêt, Rolin écrit : « mon projet me parut mesquin. Peut-être d’ailleurs n’y avais-je jamais cru ». Voilà notre écrivain en rade, et nous avec lui, dans une chambre d’hôtel sans charme. Que faire, sinon se saisir de la télécommande et, comme chacun a pu le faire, zapper jusqu’à trouver, non un projet, mais une image qui vienne faire oublier toutes celles de la journée.
Ce soir-là, l’image qui arrête Jean Rolin est une séquence du film Papillon adapté du roman d’Henri Charrière par Franklin J. Schaffner : « Steve McQueen et Dustin Hoffman s’efforcent de capturer des papillons de style Morpho, avant de les remettre à un agent pénitentiaire ». Cette séquence, qui réunit deux bagnards et des papillons, réveille soudain chez l’écrivain le souvenir d’un voyage en Guyane et une quête, celle de ces singuliers papillons bleus. Comme dans un film de David Lynch, le livre bascule alors dans un genre inclassable, inédit. On connaît Jean Rolin observateur des paysages, performeur des espaces et du temps, convoquant dans ses périples, livres, tableaux, scènes de films… Avec Les papillons du bagne, rien de tout cela ou, plus exactement, tout cela mais sans que Rolin veuille joindre un point à un autre. On le suit dans une quête sans gravité, entre l’eau et le ciel, dans cet espace propre à ces papillons amazoniens.
Ce n’est ni un récit d’aventures ni une enquête savante que Rolin nous offre. Il fuit les cabinets de curiosités et les vitrines d’insectes du Muséum. Il s’équipe d’un léger filet et, tout simplement, part à la recherche de ces papillons dont, en 1848, Alfred Russel Wallace, l’un des premiers à les collectionner, soulignait la beauté et l’éclat indescriptible : « mon cœur s’est mis à battre violemment, le sang m’est monté à la tête, et je me suis senti plus près de m’évanouir que je ne l’avais été sous la menace d’une mort imminente ». Le récit de Rolin est alors jubilatoire tant il part dans tous les sens : d’une foire spécialisée à Juvisy, il nous conduit vers d’obscures publications, s’arrête sur une inexactitude, repart sur une rencontre hors de propos, semble-t-il d’abord. Nous voilà seul avec lui, à la table d’un restaurant dont il est l’unique client, au-delà de Saint-Pierre-du-Maroni, dialoguant avec son étrange tenancière, prénommée Carmen, originaire de Saint-Domingue, « coiffée d’une charlotte en plastique translucide comme si elle sortait de la douche ». Là où un autre écrivain serait tombé dans l’anecdotique, dans le grotesque, Rolin compose un récit avec ces premiers rôles – Eugène Le Moult, l’entomologiste, René Belbenoît, l’ex-bagnard… – mais surtout avec une nuée d’autres insectes aux vies improbables. On est grisé par cette érudition gratuite, et on se prend à rêver d’apercevoir l’un de ces papillons guyanais.
Rolin excelle, en effet, dans l’art de mettre en scène ses trouvailles ; car, il faudrait être bien naïf et lire bien vite son dernier opus pour ne pas voir combien son texte résulte d’un travail de haute couture. De livre en livre, Rolin s’affirme comme un styliste hors pair. Pas un adjectif ou un adverbe de trop. Il monte ensemble ces éléments qu’il a préalablement découpés, sur mesure. Il est passé maitre dans la technique de la citation – ce récit est en cela une leçon de lecture, le narrateur ne butine pas, il invente une bibliothèque hétéroclite avec en son centre Nabokov. Il compose avec ces pièces de choix des phrases aux infinies parenthèses qui sont les multiples plis nécessaires, non à l’avancée d’une intrigue – Rolin en a fini avec l’intrigue depuis longtemps –, mais à l’épuisement d’un motif.
Les papillons du bagne a la finesse des ailes des morphos, et de ce rapport sensible au paysage surgissent soudain de véritables mirages textuels, des impressions visuelles : « Depuis l’extrémité de la jetée, dans une obscurité croissante, et qui me rendait à demi aveugle (je n’avais pas pris de jumelles afin de passer inaperçu), je distinguais à quelque distance un ilot végétal, composé de palétuviers et donc globalement de couleur verte, parsemé de taches blanches qui devaient correspondre à des aigrettes posées dans le feuillage à des hauteurs différentes, et surmonté par ce que je pris d’abord pour une couronne de fleurs rouges, avant de remarquer que ça frémissait, que ça ondulait (outre que jamais les palétuviers n’ont donné de fleurs rouges), et de comprendre, en proie à une exaltation comparable à celle de Wallace, sur l’ile de Batchian, broyant le thorax de son Ornithoptera, qu’il s’agissait d’une troupe compacte d’ibis rouges. » Mais, à peine dévoilée, Jean Rolin se méfie de cette poétique, et, au revers d’une phrase, ironise sur lui-même et se moque non sans élégance de sa situation, donnant à son texte, par ces petits points, un goût plus savoureux encore. Ni nostalgique ni désabusé, il est pur plaisir.
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