Ambiguïtés et ambivalences de la langue

Le livre de Martin Rueff Au bout de la langue est tout à la fois celui d’un amoureux de philologie, d’un lecteur infatigable, d’un philosophe et d’un poète. Le voyage qu’il nous propose est une odyssée qui n’affronte ni sirènes ni cyclopes, mais rencontre sur son chemin ces passeurs que sont les traités philosophiques, les fables et les poèmes de la tradition occidentale. Et à tous il pose la même question : qu’est-ce qu’une langue ? Ou plutôt : que fait une langue ?

Martin Rueff | Au bout de la langue. Nous, 232 p., 22 €

Rueff part d’une remarque simple, si simple qu’elle est presque inaudible aux oreilles d’un francophone : le double sens du mot « langue ». En français, mais aussi en grec, en latin et dans les langues romanes, « langue » renvoie à la fois à l’organe de la parole et à la capacité de parler (ce à quoi d’ailleurs on peut ajouter l’idiome spécifique réalisé grâce à cette capacité, avec son lexique et sa syntaxe). Il suffit de se rapporter à quelques autres langues proches ou lointaines (comme l’anglais qui distingue tongue et language ou le japonais qui oppose shita  et gengo) pour saisir tout ce que cette situation a de singulier. Superficiellement, on peut être tenté d’y voir une simple homonymie, comme il y en a tant en français qui nourrissent les répertoires de rimes :  verrevair et vers, par exemple. Mais cette ambivalence du mot « langue » repose sur beaucoup plus qu’un hasard phonétique, elle tient à ce que techniquement, en rhétorique, on appelle une « métalepse » : on glisse de la cause (l’organe) à l’effet (le parler) et on en vient à désigner l’un par l’autre. Cette coalescence des deux « langue » pourrait paraître anodine. Cependant, avec une érudition étourdissante et toujours limpide, Rueff en montre les effets extraordinairement riches pour une pensée de la parole, dans un passionnant voyage à travers mythologie, philosophie du langage et poésie.

Pour s’en tenir à l’organe, il faut rappeler tout d’abord que c’est un élément sans équivalent dans le reste du corps et tout aussi indispensable à notre survie qu’à notre humanité. Anatomiquement, la langue est à la fois un muscle, ou plutôt un ensemble de muscles d’une mobilité inégalée, et une muqueuse. Elle est vitale par la multiplicité de ses fonctions : elle contribue à la nutrition, à la gustation et à la respiration. Elle permet de mastiquer, déglutir, lécher, laper dans certains cas et enfin toucher. C’est Aristote qui insiste de façon originale sur cette dernière caractéristique, nous rappelle Rueff – caractéristique que la tradition philosophique, par la suite, a plutôt négligée en réservant la tactilité à la main. Or, ce déplacement n’est pas sans conséquence pour une pensée de la réflexivité. On sait que toute la phénoménologie, de Husserl à Merleau-Ponty, a insisté sur le rapport du corps sentant à lui-même et qu’elle a situé ce privilège dans la main, dans son aptitude à être à la fois sujet percevant et objet perçu, lorsque par exemple les deux mains se touchent elles-mêmes. Mais Rueff, après Aristote, accorde bien plus de titres à la langue pour le déploiement de cette expérience : « que dire des chiasmes de la langue qui ne peut jamais ni ne pas sentir ni ne pas se sentir ? ». Cette fois, la réflexivité est inscrite dans un seul organe dont on a signalé plus haut la nature physiologiquement ambiguë (à la fois muscle et muqueuse). De l’anatomie à la pensée, il n’y a donc qu’un pas, car c’est dans un corps et au contact de ses expériences que naissent les facultés intellectuelles. 

Organe de la réflexivité sensitive, la langue peut aussi l’être, et pour les mêmes raisons, de la relation érotique. Elle sert à embrasser dans ce type de baiser particulièrement intime où le contact avec l’autre passe par l’entremêlement des langues (ce que les Romains appelaient osculum columbinum, « baiser colombin »). C’est là une particularité qu’on ne retrouve pas chez les autres hominidés les plus proches de nous. Et c’est l’occasion pour Rueff de se promener, dans un bref et divertissant chapitre, à travers quelques siècles de littérature érotique ou savante consacrée au baiser, depuis le Livre des baisers du poète néo-latin Jean Second jusqu’aux ratiocinations d’Ariane dans Belle du Seigneur d’Albert Cohen à propos de sa découverte honteuse et ravie du baiser sur la bouche, en passant la surprenante Histoire du baiser que l’on doit en 1897 à Kristoffer Nyrop, grand savant danois, grammairien et philosophe, plus connu pour sa monumentale histoire de l’épopée médiévale française.

Cependant, la propriété de la langue-organe la plus décisive pour l’humanisation est encore ailleurs, elle tient à sa capacité articulatoire. Et c’est Aristote le premier qui le formule avec netteté dans son traité sur les Parties des animaux : « le langage humain est à travers la voix un langage articulé par les lettres ». Ici, un peu d’éclaircissement des termes de cette définition n’est pas inutile : beaucoup d’animaux sont susceptibles de « voix », c’est-à-dire capables d’émettre des sons par le souffle, mais seul l’homme a la capacité d’« articuler », c’est-à-dire tout à la fois de diviser le flux sonore et de le différencier en unités grâce aux mouvements de la langue (avec l’aide cependant des lèvres, des dents et du palais). On peut être surpris qu’ici Aristote rapproche d’emblée cette capacité articulatoire de la « lettre » (gramma), qui renvoie à une trace gravée sur une tablette de cire ou sur tout autre support. Tout se passe comme s’il impliquait dans l’articulation de la voix humaine une forme de pré-écriture dont la langue serait en quelque sorte le stylet vivant. Impossible pour un contemporain informé de philosophie de ne pas y voir une sorte d’anticipation de certaines thèses derridiennes développées, précisément, dans De la grammatologie. Ce qui fonde la langue, au sens linguistique du terme, c’est au-dedans de la bouche une aptitude à l’espacement et à la séparation. Ce qui nous apparaît matériellement « au-dehors », dans l’écriture, creusement et distinction, est déjà opéré « au-dedans » par l’articulation.

Et l’on touche là au cœur de la réflexion de Rueff sur la « langue », dans toute l’ambiguïté du terme, ambiguïté qu’il ne s’agit pas de réduire mais au contraire d’entretenir et de mesurer. Car la langue a cette fondamentale particularité de n’être ni tout à fait « dedans », ni tout à fait « dehors ». C’est le seul des organes intérieurs à pouvoir sortir du corps (notamment quand on tire la langue, comme Einstein le fit à un photographe dans un cliché célèbre !) mais aussi à exprimer au-dehors des sons dotés de signification par leur articulation. Comment ne pas y voir la source de toutes les controverses sur la localisation du langage, tantôt conçu comme « voix intérieure » chez les psychologues du XIXe siècle et les inventeurs du monologue intérieur, tantôt désigné comme espace symbolique imposé de l’« extérieur » au sujet parlant par les structuralistes ? Il y a là une fausse alternative qu’invalide une attention à l’espace de relation qu’institue justement la « langue », dans tous les sens du terme, qui est à la fois intériorisation du langage social et extériorisation de la pensée intime à travers ce langage, sans qu’on puisse dissocier ces deux mouvements.

Martin Rueff Au bout de la langue
Philomèle et Procné montrent la tête d’Itys à Térée, dans les Métamorphoses d’Ovide © Domaine public

Cette ambiguïté de la « langue », son statut indécis, ses pouvoirs et ses limites, ne sont pas seulement des objets de pensée, ce sont aussi des objets de récit. On les retrouve dans plusieurs mythes et en particulier dans l’un des plus cruels, raconté par Ovide dans ses Métamorphoses, et longuement analysé par Rueff. C’est la terrible histoire de Philomèle. Procnè, épouse du roi Térée, se languit en Thrace de l’absence de sa sœur Philomèle, demeurée à Athènes avec son père. Et elle supplie son époux de la lui ramener. À peine ce dernier a-t-il aperçu Philomèle qu’il s’embrase de désir pour elle et fait tout pour fléchir les réticences de son beau-père à la laisser partir. Une fois revenu en Thrace, au lieu de la ramener au palais, Térée entraîne Philomèle dans un bois épais et la viole puis l’enferme dans une étable. Philomèle prévient alors Térée qu’elle emplira le monde de ses accusations et de ses plaintes jusqu’à apitoyer les pierres et les dieux. Pris de colère, et craignant d’être dénoncé, Térée lui coupe alors la langue. Mais Philomèle n’est pas vaincue, c’est une tisserande. Et ce qu’elle ne peut plus dire, elle va l’écrire. Sur son métier à tisser, elle croise habilement un fond de fils blancs avec des fils rouges qui figurent son histoire en lettres de sang. Le message parvient à Procnè, qui inflige à Térée une terrible punition en lui faisant dévorer, à son insu, son propre fils. Et tout ce monde ensanglanté se voit soudain métamorphosé en oiseaux. Philomèle (dont le nom grec signifie littéralement « qui aime le chant ») retrouve ainsi une « voix » comme oiseau chanteur, plus précisément comme rossignol selon des versions ultérieures du mythe. Il n’est pas indifférent de noter que, pour Aristote, le rossignol est un oiseau capable d’articuler son chant, et donc de s’approcher au plus près de la parole humaine. Son importance dans la poésie occidentale, à la fois comme thème et comme modèle, est connue de tous.

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Ce récit, parmi beaucoup d’autres convoqués par Martin Rueff qui recueille les échos d’une très riche tradition de textes (de Rabelais à Keats en passant par Shakespeare et bien d’autres), nous conduit avec sûreté à ce qui depuis le début orientait sa réflexion : le poème. Et pour conclure, il s’aide d’un propos de Valéry : « si donc l’on m’interroge ; si l’on s’inquiète (comme il arrive, et parfois assez vivement) de ce que j’ai « voulu dire » dans tel poème, je réponds que je ne n’ai pas voulu dire mais voulu faire ». Tout le parcours de Rueff vise à identifier ce faire. Ce dernier ne consiste en rien d’autre qu’en une habitation pleine et entière de la « langue » et de ses paradoxes : « [le poème] inscrit au défaut de la voix (il ne performe rien que l’écart de l’écrit dans la voix et de la voix dans l’écrit) ». Ce qu’on ne peut pas dire, parce que, peu ou prou, nous avons tous la langue coupée par le réel, on peut pourtant le figurer en tissu textuel et le mélodiser en chant de rossignol.

En définitive, le plus grand mérite de Rueff est de nous faire penser poétiquement, en se faisant lui-même le tisserand érudit d’innombrables mythes, récits et poèmes. Il est de réussir ce nouage entre poésie et philosophie que seuls peuvent accomplir la mémoire des textes, la profondeur de la réflexion et l’amour de la langue.