Notre chronique de la poésie contemporaine s’arrête aujourd’hui sur Stéphane Spach, Charlotte Delbo, Frédéric Wandelère, Grégory Rateau, Jean-Luc Steinmetz, Marie-Pierre Koohlaas-Lautier et Jean Pierre Vidal.
Où commence la poésie ? Où s’arrête la poésie ? Parfois dans des images. Délicates, surannées, comme cette table recouverte d’une nappe de neige à peine visible. Parfois dans des mots, simples, justes, rien de plus et rien de moins qu’un jardin qui « tremble ». Parfois entre les images et les mots : « Les mots tombent, les feuilles aussi. Jour de fête. » Parcelle 475/593 est le jardin dans lequel Stéphane Spach a passé son enfance et qu’il habite encore. Le photographe-poète se fraye un chemin entre la végétation et le rêve, le présent qui demeure et le passé qui affleure, la vie en rade et la mort qui rôde. Les plantes aux noms compliqués, qu’il restitue dans des couleurs que l’on dirait délavées, ou givrées par la lumière, les chaises rouillées qui brillent… Fermez les yeux, le chemin s’ouvre, tandis que la nature se dérobe de plus belle. Alors, les mots prennent le relais, comme d’autres images : « Les pâquerettes écoutent les flocons tomber. Elles ne sont pas pressées. » Où commence, où s’arrête la poésie ? À l’exact endroit où ressurgit d’un coup d’un seul ce qui ne s’aperçoit pourtant jamais, l’enfant que l’on a été, le fantôme de qui l’on est :
« Il se glisse dans le jardin.
Entre les choses,
comme un murmure. »
Roger-Yves Roche
« Spectres mes compagnons / vous qui m’avez abandonnée / Si vous saviez comme je vous ai cherchés / si vous saviez comme au moindre son / au moindre bruissement qui me rappelait votre voix / j’ai essayé de vous entendre / Si vous saviez quelle peine je me suis donnée / pour vous faire affleurer à fleur de mémoire / pour vous ressusciter / pour vous rendre une ombre d’existence / Si vous saviez comme j’ai parlé de vous / parce qu’a parler des morts / ils redeviennent vivants » On entend dans ces vers inédits de Charlotte Delbo à la fois l’impériosité de la mémoire, le cri dans la distance, le travail de l’écriture et la possibilité de connaître, de savoir, par le biais des formes de l’art, de la parole qui revient. On connaît l’œuvre majeure de Delbo désormais plus audible, en lumière. On s’interrogera sur cette édition au format poche des poèmes qui ponctuent ses livres et qui y sont rassemblés dans l’ordre chronologique. Quel est le sens de les extraire ? Quelle valeur y gagnent-ils ? Comment penser la forme poétique dans le flux de la prose et du récit de la mémoire complexe qu’elle impose ? Chacun jugera – probablement à l’aune de sa connaissance propre de l’œuvre – de la pertinence de cette édition qui a le mérite de refaire entendre une voix d’une grande force. Et aussi de rappeler, comme elle l’explique dans un entretien très clair qui s’adjoint à la fin du volume, que : « Seuls les poètes donnent à voir. Seul le langage de la poésie permet de donner à voir et à sentir. »
Hugo Pradelle
Poète rare, Frédéric Wandelère a publié sept recueils de vers assez minces (La Dogana, L’Age d’homme…) Il est aussi traducteur et essayiste. Cet auteur donne ici dix-sept poèmes qui sont des rêves semblables à « la fumée d’un feu, et tend sa main / vers elle, immatérielle et fuyante ». Ressaisies par l‘écriture dans le monde supposément réel, ces notations, traduites fréquemment de la nuit (et parfois proches du carnet de croquis), sont dominées par la puissance onirique créatrice : « Poëte de la nuit », c’est avoué ! Ténèbres habitées ou simple obscurité paisible, hantées souvent de chat – est-ce Murr, le double hoffmannien, chez ce germaniste ? Le vers, très souple, à l’ironie aussi légère qu’est fragile la mélancolie (née, semble-t-il, de l’effort d‘avoir à vivre aussi dans le monde sans rêve de la veille), nous porte sur sa partition prosodique et nous dépose doucement sitôt le mot ultime, nous délogeant et du rêve en cours et de sa vivante substance… La poésie de Frédéric Wandelère est à ce prix !
François Boddaert
La filiation est affirmée dès le titre (De mon sous-sol), confirmée par l’exergue (emprunté à l’auteur des Carnets du même nom), et que dire de l’encre qui irrigue l’écriture, comme un cri de rage, sinon de haine, un poème déchiré-déchirant, qui n’en finit pas. Grégory Rateau ne mâche pas ses mots, non plus que ses maux : retour à l’enfance meurtrie, l’école et ses « gueules de travers », la peur de l’autre et la honte de soi, le corps du mauvais côté, celui des « petits, gros, mal fagotés », avec les latrines pour seul refuge : « un sentiment de sécurité / m’y accrocher / en imaginant ceux d’avant / les pestiférés, les prostrés, les emmurés ». Et pas question de compter sur la parentèle, non plus que sur les camarades, aux abonnés absents. Que reste-t-il pour se sauver, sortir de soi, du cloaque ? Des livres, « des plaquettes et des pavés », « des mots qui ne ressemblaient à rien d’autre / des galaxies contenues parfois dans une phrase / de vraies claques ». Et des auteurs, qui « eux aussi en ont soupé » : Rimbaud, Miller, London, Istrati… La rage peut s’écrire enfin, son filon ne se tarira pas de sitôt : « la seule monnaie encore valable / pour racheter tout ce temps perdu / notre OR NOIR ». La poésie comme un couteau inverse.
Roger-Yves Roche
Le titre est énigmatique. Ainsi dire évoque à la fois une parole fondatrice et un titre coupé au ciseau emprunté à la locution adverbiale « pour ainsi dire ». Arrachant le « pour » à cette expression, le poète redonne toute sa force et son exactitude à sa parole ciselée. Celle-ci, parole de genèse, se dit dans un rituel de vie, dix poèmes pour chaque décade, tout au long de huit décades. On pense au De Orbe Novo, 80 lettres classées en huit décades, traitant toutes de la découverte du Nouveau Monde. Or c’est bien dans un nouveau monde que nous accueille Jean-Luc Steinmetz. Le poète est dans l’ouverture, dans le désir, la vie et la vérité du poème. L’œuvre n’est plus imprenable citadelle, mais prairie où l’on s’abrite. On y entre comme dans l’espace sacré d’un temple de vie et de célébration. Alors s’ouvre ce nouveau monde, celui d’une poésie intensément libre, toujours fidèle, jamais abandonnée. Elle est cette dérive qui dépasse les édifices judiciaires. Parole d’ouverture, car le poème est ouvert au possible et la poésie est l’amie de la vérité. Le vers, pulsation vitale de la langue, rencontre la vie dans son mouvement respiratoire. Il ne s’agit plus de s’aligner sur les formats mais de penser et dire « ce qu’il faut dire à l’heure dite ». Sans feintes. L’écoute du poème est aussi écoute de la trace, comme s’il venait réveiller la Belle au bois dormant avec « la réalité nue des consonnes ». Le poète a le courage d’assumer retour de la mémoire, élégie, propagation de la lumière et larmes si besoin est. Alors tout est possible à cette poésie qui se tient à l’heure du passage avec des mots disponibles comme des coquillages, allant vers des frontières invisibles, toutes les illuminations, toutes les rencontres offertes. Le poème se situe dans l’exact intervalle entre le bonheur d’un enfant quand il dit : « Je sais lire » et le dernier mot du mort permettant à l’âme de se déployer en épervier à l’œil d’or. Vie inséparée et poreuse à tous les règnes de l’univers, le poème traverse toutes les formes, va plus loin que les limites du langage dans l’explosion d’une révélation. « Gloire à cette survenue », grâce au geste du poète, celui de l’infinie délicatesse et de l’extrême précision de la langue.
Béatrice Bonhomme
Ce serait un poème jeté de page en page. Une tentative, au moins, une voix tendue vers un savoir-dire espéré, mais difficile à concevoir : « comment t’atteindre/ toi qui dès l’aube / sautas les lignes d’enfance / tournas la page / évitas toute rature ». L’écriture ici se fait révélation : « je n’avais pas fini d’être ta sœur / quand tu as commencé ton silence ». Il y a donc frère, à suivre le thrène, à la faveur d’une brève apparition, dans le flot de cette longue évocation qu’est le poème – on y évoque un mort. Une incantation : « et doucement / je masse le chagrin / jusqu’à refus de la peau ». Car l’absent peu à peu gouverne le poème, le possède, le hante, et, quand il finira, une grande paix sera sa trace, son legs, son empreinte. Or la douleur n’en finira pas de consumer cette voix qui résonne dans ces quelques pages, le temps qu’un lecteur, attentif un instant, se soit, pour entendre, distrait de ses propres pensées. Mais la dernière page est trop tôt tournée. On en aurait lu davantage.
Jean-Marie Perret
Si, par l’expression, le livre de Jean Pierre Vidal relève de la poésie, en prose et en poèmes, il s’y joue autre chose, que l’on peut qualifier de spirituel. C’est en effet dans une quête, dans l’esprit du zen, qu’il nous entraîne par les sentiers d’Auvergne, accompagné d’une Japonaise avec laquelle il n’entretient aucune relation amoureuse. Seul importe le chemin, dans le présent de la marche, « la marche sans pensée ». La femme s’y identifie totalement, au-delà de tout désir, sans questionnement et sans but. C’est elle qui, sans l’avoir voulu, guide son compagnon par sa présence quasiment muette : « elle est devenue en moi le désir du chemin, que je n’aurais pas autant désiré sans elle ». Il apprend grâce à elle « à se repaître du monde » dans l’immanence mais aussi dans une transcendance, « la verticalité de l’absence radicale d’image ». Ce livre, en quelques courts textes, est une interrogation sur les liens obscurs entre le désir et le non-désir, dans une recherche d’éveil spirituel.
Alain Roussel