La nouvelle collection intitulée « L’ouvroir des patrimoines » que viennent de créer aux éditions de la Sorbonne Bertrand Tillier et Maureen Murphy s’ouvre avec un opuscule que cosigne cette dernière avec Felicity Bodenstein, historienne de l’art comme elle. Un bref texte où sont énumérées à peu près toutes les raisons permettant de répondre positivement à la question qui lui donne son titre : Pourquoi restituer ? Laquelle fait un clair écho avec celle du livre issu des cours au Collège de France de Bénédicte Savoy intitulé quant à lui À qui appartient la beauté ?
La mise au point de Bodenstein et Murphy est aussi limpide que nuancée. Il faut restituer parce que les collections européennes se sont « constituées à l’époque coloniale », même si celles-ci « ne peuvent être considérées comme représentatives de l’histoire pluriséculaire d’un continent tout entier », précisent-elles. Les demandes en ce sens n’ont rien de nouveau, rappellent en outre les deux autrices, elles s’insèrent plutôt dans un continuum initié « dès les premiers temps de la colonisation ». Ces artefacts n’ont donc jamais été oubliés, comme on se plaît à le croire, pas plus qu’ils ne sont issus de cultures « “mortes” ou “en voie d’extinction” », ce qui justifierait qu’on les muséifie. Enfin, contrairement là aussi à un préjugé savamment entretenu, les pays africains disposent de musées à même de les conserver dans de bonnes conditions. Les restitutions contribueraient à leur développement comme à leur rayonnement, et elles favoriseraient un renouvellement des pratiques muséales envers des œuvres qui demeurent souvent mal étudiées et peu valorisées au sein des collections occidentales.
Bref, si un pur souci scientifique animait bel et bien les opposants aux restitutions, ils devraient s’empresser d’y procéder. Sans quoi les œuvres dont ils réclament la garde exclusive continueront d’être des jouets entre les mains de gouvernants et de marchands aux intentions a priori moins pures. Autrement dit, une réponse véritablement pragmatique à la question « pourquoi restituer ? » devrait moins se situer sur le terrain de la morale que sur celui de la science. Reste que, s’agissant d’art, un élément fantasmatique se mêle presque inévitablement aux termes ainsi posés, qui touche moins au destin des œuvres susceptibles d’être restituées qu’aux œuvres elles-mêmes. Car ce qui leur confère leur qualité artistique tient notamment au fait qu’en elles quelque chose échappe non seulement à leurs éventuels commanditaires, mais jusqu’à leurs propres auteurs. Et l’on comprend que c’est cette part-là – impondérable, intangible, quoiqu’elle émane de la matérialité même des objets, de leurs formes matérielles – que vise à son tour Bénédicte Savoy lorsqu’elle demande : « à qui appartient la beauté ? ».
Au moment où elle en discutait au Collège de France en 2017, c’est-à-dire avant qu’elle ne rédige avec Felwin Sarr le rapport sur les restitutions d’art africain qui fit tant parler de lui dans le milieu des galeristes et des conservateurs de musée l’année suivante, la réponse de Savoy n’était pas encore aussi tranchée qu’elle le devint par la suite. Il faut dire que si la majorité des exemples qu’elle réunit dans la version livresque de son enseignement s’insère dans un contexte globalement colonial (deux têtes de bronze pillées au Palais d’été de Pékin en 1860, l’Autel de Pergame et le buste de Néfertiti respectivement découverts en Turquie actuelle en 1871 et en Égypte en 1912 avant d’être transportés à Berlin), seuls deux d’entre eux concernent directement l’Afrique subsaharienne sur laquelle a porté ensuite son rapport : la statue de la « reine Bangwa » saisie au Cameroun allemand et revendue par les musées berlinois sur le marché français en 1934, ainsi que les « trésors royaux » du Bénin pris à Abomey en 1892.
La cérémonie qui s’est tenue à Cotonou en 2021 à l’occasion de la restitution de ces derniers par la France était certes nécessaire, importante, et même émouvante, comme le confie Bénédicte Savoy qui y assista. Mais elle n’était certainement pas exempte d’enjeux diplomatiques, voire économiques. D’autant qu’en la matière, comme le relèvent Bodenstein et Murphy, du « point de vue des chefs d’État, et du président français en particulier, il s’agit moins de rompre ou de tourner la page que de restaurer les liens sur de nouvelles bases ». Quant aux têtes chinoises que Pierre Bergé refusait de rendre à la Chine tant qu’elle ne respecterait pas les droits de l’homme, il a fini par les céder à un autre amateur d’art luxueux, François Pinault, qui en « fit cadeau » au gouvernement chinois en 2013, l’année même où celui-ci autorisait exceptionnellement Christie’s, la maison de vente acquise par Pinault quinze ans plus tôt, à opérer en Chine sans avoir besoin pour cela de recourir à un partenaire local.
Dans ces cas précis, la généalogie artistique de ces œuvres complexifie d’ailleurs la situation. Les têtes de bronze avaient été fondues en Chine au XVIIIe siècle d’après les dessins d’un jésuite italien du nom de Giuseppe Castiglione, de même que certains des trônes béninois composant le « trésor » de 1892 furent sculptés par des artistes dahoméens déportés comme esclaves au Brésil et revenus en Afrique après la révolte des Malês qui souleva Salvador de Bahia en 1835. Pareilles informations ne changent évidemment rien à l’illégitimité de leurs conditions d’acquisition et, par voie de conséquence, à la légitimité de leurs restitutions, mais elles justifient cette question plus générale que Savoy ne se lasse pas de répéter à chaque fin de chapitre : « à qui appartient la beauté ? ».
Suivant les circonstances et ceux qui prennent la parole, la réponse varie. Pour Dominique Vivant-Denon, le premier directeur du musée du Louvre, « la beauté appartient à ceux qui savent la mettre en valeur et la préserver ». Pour l’officier nazi qui interpelle le machiniste joué par Burt Lancaster dans Le train (1964) de John Frankenheimer, « la beauté appartient aux hommes capables de l’apprécier ». Ce qui revient à dire à peu près la même chose, la préservation dérivant de la capacité d’appréciation, et cette faculté ayant elle-même été captée au profit d’un petit nombre d’amateurs plus ou moins éclairés, que les hasards de l’histoire ont de surcroît placés en position de force militaire, économique ou institutionnelle au moment opportun. Savoy suggère, quant à elle, que le buste de Néfertiti pourrait tout aussi bien (mais ce « bien » dit autre chose que « légitimement » ici) appartenir « à ceux qui en “tombent amoureux” » qu’« aux égyptologues », ou bien à ceux qui « ont contribué à l’excaver » et « à leurs descendants, aux femmes d’Égypte par exemple qui, pour certaines, y voient un symbole de liberté et d’autonomie ».
On le mesure aisément, hors lésions indiscutables, comme la spoliation du Portrait d’Adele Bloch-Bauer (vers 1903-1907) de Gustav Klimt par les nazis, ou très discutables au contraire, ainsi de l’achat parfaitement licite de L’Enseigne de Gersaint (1720) d’Antoine Watteau par Frédéric II de Prusse en 1744 qui, apparemment, émeut encore quelques champions de l’Art français, le sujet devient rapidement sensible. Savoy est consciente que soutenir, comme elle le fait en introduction, que « la beauté n’appartient certainement à personne » irrite au moins autant cette sensibilité qu’elle la ménage. Ne serait-ce que parce que les œuvres qui en sont porteuses se trouvent pour la plupart dans des musées inaccessibles à l’immense majorité de leurs visiteurs potentiels, faute de moyens adaptés et de visas adéquats, ainsi qu’elle le souligne.
Mais ceux-ci en eussent-ils la possibilité qu’il n’est pas dit qu’ils viendraient y chercher « la beauté ». Le concept, tel que l’emploie Bénédicte Savoy, entretient en effet çà et là quelque affinité avec l’idéalisme romantique allemand qui l’a durablement façonné à son goût. En sorte que son usage non critique obscurcit par endroits plus qu’il n’éclaire de quoi il s’agit en réalité. Afin que la question théorique ne passe pas progressivement pour rhétorique, il eût sans doute fallu en approfondir la théorie, justement, et considérer que la question des restitutions peut (et sans doute doit aussi) se formuler en d’autres termes.
La distinction qu’opère l’autrice en conclusion entre « possession » et « propriété » est à cet égard plus éclairante. Selon elle, « les musées sont les possesseurs des objets en leur pouvoir ; ils en disposent en fait, sans pour autant que ceux-ci leur appartiennent nécessairement en droit. Les propriétaires, en revanche, demeurent ceux dont l’objet, même s’il est perdu, reste le “propre” ». Ce départage n’est pourtant pas lui-même encore tout à fait satisfaisant, même si l’on peut juger effectivement assez belle l’idée qu’en matière d’art le seul propriétaire légitime est celui qu’on a fini par déposséder des beautés qu’il convoitait.
Car enfin, outre l’abrogation des visas, on ne voit guère d’autre règlement aux dilemmes que Savoy s’évertue à passer en revue que l’abolition de la propriété dans le domaine artistique. Quoique ses analyses ne la conduisent pas à énoncer pareille extrémité, elles n’en pointent pas moins résolument dans cette direction. Laquelle est d’ailleurs largement frayée et défendue quand il le faut par ceux-là mêmes que le simple mot de « restitution » suffit à horripiler. De fait, certains dispositifs juridiques existants, du type du droit de préemption, prévoient une clause de dépossession qui définit la fonction des conservateurs eux-mêmes, lesquels ne possèdent pas les artefacts qu’ils conservent pour d’autres qu’eux et pour d’autres temps que le leur. En allant un peu plus loin dans ce sens, on irait assurément à l’encontre de la politique des musées telle qu’elle s’est pratiquée au moins depuis l’époque coloniale. Mais on renouerait non moins sûrement avec leurs principes, dont celui, central dans l’histoire muséale française, selon lequel il n’est pas d’œuvre d’art qui ne doive revenir au bien commun qui en a permis la réalisation, ni de musée national sans vocation internationale.