Dans la chambre bleue de Francis Bacon 

À l’occasion de l’exposition Bacon en toutes lettres au centre Georges-Pompidou en 2019, Yannick Haenel évoqua ici même les livres qui accompagnaient l’évènement, comme le Francis Bacon ou la mesure de l’excès d’Yves Peyré ou Avec Bacon de Franck Maubert. Manière de laisser jouer les rapports entre littérature et peinture, tout en démultipliant les tableaux et les musées à travers son œuvre. Après La solitude Caravage de 2019 et Adrian Ghenie. Déchainer la peinture l’année suivante, il entendait former un triptyque avec Francis Bacon, dont il préface en 2019 les Conversations à L’Atelier contemporain. Aujourd’hui, il livre le troisième volet de sa somme picturale en publiant sous forme d’une expérience intérieure sa nuit au musée.

Yannick Haenel | Bleu Bacon. Stock, 228 p., 19,50 €

Qui oserait passer une nuit en compagnie d’un monstre ? S’enfermer dans un musée pour ne point fermer l’œil. On imagine la fascination partagée de quelques jeunes adolescents que l’on abandonnait jadis dans les méandres souterrains d’un palais, formant ainsi le corps d’une offrande à la bête pour apaiser le courroux d’un roi aujourd’hui oublié. Ils avancent anxieux vers cette rencontre. De cet ultime vertige naît un espoir inattendu, celui du voleur de feu qui espère saisir un dernier reflet de l’œil de la bête avant de mourir. Dans ce face-à-face, se joue un échange entre la violence animale et l’effroi devant la mort. Au moment même où Yannick Haenel entre dans la chambre bleue de Francis Bacon, où les portes du musée se referment derrière lui pour une nuit entière, comment ne peut-il pas penser à ces anciennes formes de sacrifice, alors qu’il est assailli par le chant des Érinyes, peu avant d’être victime d’une perte momentanée de la vue. 

La peinture de Francis Bacon entretient un rapport profond et bouleversant avec la grande tradition de la peinture occidentale, de Vélasquez à Van Gogh, ou d’Ingres à Picasso, pour ne citer qu’eux. Du fond de cette tradition, la reprise d’une forme se laisse chambouler par les folies qui ont secoué le XXsiècle. Devant un tableau comme les Trois études de figures au pied d’une crucifixion de 1944, comment ne pas penser à la crucifixion de Rembrandt ou au retable d’Issenheim, qui fut déjà au cœur du roman Tiens ferme ta couronne ? Ces trois monstres sur fond orange avaient déjà bouleversé Yannick Haenel. Ils soulevaient en lui une horreur profonde. Son roman de 2007 Cercle évoquait la souffrance immonde de ces trois serpents qui hurlent en dépeignant la dévastation des corps. L’invitation à venir passer une nuit en compagnie de 42 tableaux de Francis Bacon était l’occasion heureuse d’exorciser cette hantise en la transformant en une fête de l’œil et du visible.

Mais l’expérience sera bien différente. La peinture ne cesse d’apparaître, de venir vers nous. On est écrasé par elle, assailli. Le premier contact est celui d’une absence brouillée, un vide d’image où Haenel avance comme un aveugle. Convié à une expérience heureuse, c’est un cauchemar qui se déplie dans les suites d’une crise ophtalmique. Il doit attendre que le feu s’éteigne dans sa tête. Les tableaux de Bacon brouillent la vue. Ils vous cisaillent les yeux. La seule issue possible, entrer dans le labyrinthe. S’abandonner à ce mouvement de basculement et apprendre comme un souverain à lâcher prise. Avec Bacon, il faut tenir ferme sa couronne, car on est en présence d’un roi qui fait tout dégringoler à chaque moment. Mais lorsqu’on entre dans une telle exposition avec un livre de Georges Bataille en poche, il faut s’attendre à ce que cette nuit ressemble à un supplice comme celui qui traverse Le coupable

Yannick Haenel Bleu Bacon
Yannick Haenel © Khanh Renaud

Cette nuit au musée fait entrer Yannick Haenel dans le domaine de l’initiation. Dans la chambre bleue de Bacon, il retrouve le sanctuaire de son enfance africaine, où, aveugle, il voyait le serpent dévorer son jardin. Dans la chambre de son enfance, où se dresse un autel à la divinité du renard pâle, le dieu anarchiste de la mythologie dogon, il évoque l’émerveillement de l’apprentissage à l’écriture. Dans la salle du musée, un petit lit de camp offre un transport à travers le temps et l’espace. Dans sa chambre africaine, Yannick Haenel est entouré de figures invisibles, de monstres qui le hantent. Momentanément privé de la vue, à l’instar d’Œdipe, il est entouré par le mystère de la peinture, comme passage de l’invisible vers le visible, car la peinture aide à voir. Ce sera le bleu qui lui rend la vue, le bleu de l’eau qui est l’enfance du temps. Le bleu est la couleur de l’innocence qui s’oppose au rouge de Caravage ou à l’orange de Bacon. L’écrivain retrouve progressivement la vue en contemplant le tableau Water from a running tab. Il se rince les yeux dans les éclats et les giclures de bleu et de blanc. Avec ce tableau, Bacon voulait peindre la mer. Il se confronte à une des tâches les plus difficiles : être capable de peindre l’eau, c’est-à-dire l’insaisissable fluidité. Tel est le rêve de tout peintre, de Hokusai à Monet. Ici, l’eau étanche la soif, car boire c’est voir. La soif est une approche de la vérité. Ce cube gorgé de bleu est une ouverture dans l’espace d’un volume originaire et limpide où naît la rencontre de l’œil et de la peinture.

"
Le bleu n’est plus une couleur. Sous la plume de Yannick Haenel, il devient une manière de voir.

À partir de lui, Yannick Haenel recouvre la vue et cherche à dire la béance qu’ouvrent en lui les tableaux de Bacon. La peinture est un acte aux conséquences instantanées. Le désert croît et la peinture est rattrapée par l’invisible. On y devine un bonheur dément. Bacon peint la mort comme la victoire du non-être. La mort noie le corps dans la peinture. Ainsi, on éprouve la respiration de George Dyer qui ne cesse de mourir devant nos yeux. Face à celui dont le nom est le presque homonyme de mourir (Dyer et die en anglais), personne ne peut dire ce qu’est l’expérience de la mort. La peinture peut toutefois offrir une ouverture, une approche par les ombres et la liquéfaction des corps qui se dissolvent.

Bacon peint l’invivable où Œdipe est à la fois l’humain et l’inhumain, indice du lieu du crime, sacre et sacrifice. Ce qui naît d’une tache de sang : des éclaboussures. La nuit est sans couleurs. Mais, prise au milieu de la peinture, elle devient comme cette nuit étoilée de Van Gogh où le ciel resplendit d’étoiles et le monde scintille au bout d’une chandelle. On n’est plus dans l’irrespirable mais là où est suspendu le souffle qui sépare la vie de la mort. Grâce à Bacon, on aperçoit un grand enroulement dans lequel la vie et la mort s’entrelacent. Les grands triptyques attestent cette convergence qui permet de voir la mort et ses ombres. On est confronté à l’infigurable. Face aux ténèbres, Yannick Haenel est devenu aveugle à force de regarder ces tableaux qui l’absorbent. Il se brûle les yeux au contact de la peinture.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

La nuit est devenue son supplice, alors qu’il questionne des portraits sans yeux. Comment sortir de ce tombeau ? « Cette nuit, je suis allé si loin dans l’angoisse qu’il ne reste plus qu’à en rire. » On ne peut entrer à nu dans la violence peinte par Bacon. Il faut une initiation du regard qui prend ici la forme étonnante du rituel. Tout comme il est violent d’entrer dans les aplats de rose, de rouge et d’orange, il faut passer par une expérience de la frontière ou de la limite, qui est aussi un saisissement face à des tableaux chargés d’abîmes où l’on risque de se faire absorber. Selon le mot de Leiris, Bacon vous attrape par les yeux. En réfléchissant à cette énigme, Haenel découvre que l’homme n’est pas la réponse à la question du sphinx, mais le sang qui colle à l’existence et forme le secret de la peinture. Poursuivant de tels éclats à travers des tableaux comme celui de 1984 intitulé Œdipe et le sphinx d’après Ingres, un autre mystère émerge, celui de la blessure qui ouvre la peinture. Alors que le sang imbibe le bandage, c’est une torsion impossible de ce pied inversé qui donne la clé de l’énigme de la peinture de Bacon. 

Yannick Haenel Bleu Bacon

Au moment où l’écrivain résout l’énigme même de la peinture, voilà que les lumières s’éteignent. Nous entrons dans la nuit profonde, celle que les mystiques nomment la seconde nuit. Haenel allume sa lampe de poche et la féerie commence. Au cœur de ces auréoles nimbées, tout est rond comme la vue. Le tableau et ses angles se dissolvent pour laisser place au feu d’artifice des « libres apparitions colorées ». On ne peut que suivre l’écrivain lampe de poche à la main, s’avançant à travers les larges pans de teintes éteintes qui sont ravivés durant quelques brefs instants au bout d’une torche.  Avec la couleur, la peinture se transmet directement aux sens comme un jeu d’enfant, un   surcroit d’existence qui rappelle Lascaux. Retour à l’origine de l’art, l’écrivain redevient cet enfant qui en Afrique entre dans une grotte et découvre une chambre voutée avec un oiseau bleu qui jaillit de ses murs.

Le bleu n’est plus une couleur. Sous la plume de Yannick Haenel, il devient une manière de voir. Il ouvre l’espace au volume intérieur de la couleur. Le bleu est, selon Miró, « la couleur de mes rêves ». Il est lié à la nuit, cette nuit profonde à partir de laquelle l’écrivain nous invite à réapprendre à voir. Il invente également de nouvelles manières de visiter les musées pour voir la peinture, en courant à travers les salles, torche à la main avec un éclat de rire. Voici la fine pointe de la jubilation. Voici la nuit folle de Yannick Haenel au musée.

Cette nuit, la peinture sortait des murs, car la nuit est jeunesse et ivresse de la pensée. Là se découvre l’instant de magie et de la féerie déchainée, au bout d’une torche qui éclaire des fragments de pigments comme cette première nuit après l’orage, lorsque quatre garçons descendaient dans une grotte en passant par un orifice à flanc d’une colline, aux abords du château de Lascaux. Ils disparaissent durant quelques heures sous terre pour découvrir le plus beau spectacle du monde. On imagine une jubilation identique en pensant à l’écrivain courant ainsi entre les toiles, disparaissant au milieu de cette nuit pour circuler dans la chambre bleue de Francis Bacon. Ces dernières pages sont les plus belles, car après l’épreuve d’un supplice le temps est suspendu en ces instants d’éternité où la peinture devient un jeu de lumière, un feu d’artifice, une féerie au milieu de la nuit.