Des lettres, des terres et des déesses

Après avoir publié Reclaim, remarquable anthologie de textes écoféministes (Cambourakis, 2016), Émilie Hache appelle dans De la génération à « constituer une mythologie appropriée à notre temps » pour « réapprendre à habiter une terre ». La philosophe articule enjeux agricoles, féministes et décoloniaux afin de renouer avec ce que la notion contemporaine de « production » agricole a refoulé : le féminin, les mythes et les rituels de régénération du monde, et pour ainsi dire le monde lui-même. L’ouvrage, très riche, propose des aperçus très originaux mais appelle aussi quelques interrogations.

Émilie Hache | De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production . Les empêcheurs de penser en rond, 308 p., 21 €

Le livre, d’histoire culturelle, s’inscrit dans la lignée de Bruno Latour et combine trois fils. Le premier interroge avec Giorgio Agamben, Ivan Illich et Malcom Ferdinand l’histoire théologique, sexiste et raciste de la notion de « production ». Le second, appuyé sur des travaux anthropologiques, mêle à l’enquête généalogique des exemples de sociétés, matrilinéaires et plus contemporaines qu’on ne croit, pour lesquelles la question de la « regénération » agricole du monde occupe une place centrale. Le troisième propose, en réponse à la crise écologique, de s’appuyer sur d’anciens mythes et de « constituer une mythologie adaptée à notre temps ». Un quatrième fil aurait développé la place de la littérature et de la langue dans cet appel aux mythes. Si ce quatrième fil manque, c’est qu’il aurait permis d’assouplir le binarisme qui oppose les équivalences rationalité=manque de spiritualité=coupure du monde d’un côté, et mythes de régénération=richesse relationnelle et spirituelle de l’autre.

Il n’est pas facile de résumer la démonstration d’Émilie Hache car elle brasse des périodes longues et peut donner l’impression d’aller un peu vite. Or, résumer ce qui va un peu vite prend le risque d’assécher ce qu’on y trouvait de spécifiquement original et motivant. Ces précautions prises, lançons-nous. Émilie Hache recourt aux travaux d’Agamben pour déceler dans la notion contemporaine de « production » agricole la vieille notion d’oikonomia (elle date de Paul). Celle-ci désignerait l’administration du monde par un Dieu unique, en rupture avec le monde polythéiste. Pensée comme s’adressant en droit (c’est-à-dire du point de vue du salut) à toutes et tous, cette administration fut en fait confiée aux hommes – à l’exclusion des femmes. C’est l’invention de ce qu’Émilie Hache appelle avec Ivan Illich le monde « unisexe masculin » dont les Lumières et la notion de science donneraient une version laïcisée mais non moins masculiniste, et blanche – sous l’effet de la conquête des Amériques et de la colonisation. L’institutionnalisation du monde « unisexe masculin » eut pour effet d’exclure les femmes des tâches de guérisseuse ou d’accoucheuse, de masculiniser les savoirs vernaculaires agricoles en les décontextualisant et en les  mettant sous la houlette de Dieu d’abord puis de la Science. Elle eut également pour effet de faire émerger la notion de « race », utile en temps d’esclavage, de déprécier la notion de vie et la notion de regénération au profit de celle, plus mécaniste, de « production » voire d’infinie « reproduction ».

Emilie Hache De la génération
Prithvi est la terre et la déesse mère de l’hindouisme (sous la forme d’une vache dans ce tableau) © CC BY-SA 4.0/Ian Pereira/WikiCommons

Avec les femmes, par contraste, c’est une conception du monde comme né de quelque chose, en l’occurrence de la Terre (et non créé ex nihilo), et comme devant être regénéré (et non seulement produit ou administré par la providence divine et ses pasteurs) qui fait retour. Émilie Hache s’appuie alors sur des travaux d’anthropologues (notamment ceux d’Annette Weiner dans les iles Trobriand) afin de montrer que, dans les sociétés matrilinéaires et dites de subsistance, donner un rôle spécifique aux femmes va de pair avec une pensée non utilitariste de la nature : celle-ci doit être régulièrement régénérée et il y faut l’implication rituelle de toutes et de tous – autres espèces vivantes comprises. Le monde y est perçu comme cosmos. En passer par ces sociétés matrilinéaires – sans bien sûr pour autant les idéaliser, ni minorer leur violence – permet à Émilie Hache de faire place, dans son discours, à celles et ceux que l’invention de l’homme blanc a maintenus comme exclus de la fabrique du « vrai » : les femmes, les cultures colonisées, les déesses et les dieux, les autres espèces vivantes.

L’ouvrage appelle alors une « mythopoïese » qui nous permettrait « d’atterrir », de redevenir terrestres en renouant avec des mythes anciens ou en en inventant de nouveaux, afin de retrouver la richesse relationnelle des rites de regénération. Laissons de côté la question du « nous » et remarquons seulement que l’ouvrage n’indique guère les modalités de cette mythopoièse. Quand il le fait, c’est  sous l’angle ritualiste : il s’agirait de renouer avec des pratiques regénératives de célébration des cycles. Émilie Hache ne détaille pas la teneur narrative ou formulaire des mythes sous-tendant ces rituels ni comment leur langue pourrait faire du commun autrement que par un effet un peu volontariste. De façon similaire, lorsque l’autrice cite les mythes anciens (pour les Grecs) ou contemporains qui pourraient former le terreau de mythes renouvelés, elle entre très peu dans la langue et les textes qui les ont transmis. Les citations sont rapides, les mythes apparaissent comme des rituels aux symboles assez facilement racontables et déchiffrables. C’est comme si la question de la langue était laissée de côté.

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Cette absence d’attention à la langue explique peut-être pourquoi la littérature n’est guère évoquée dans l’appel à une « mythopoiese ». Il est vrai que la littérature n’est peut-être pas le domaine privilégié d’Émilie Hache qui brasse déjà une large matière. Cependant, nombre d’écrivaines et d’écrivains font déjà de l’écologie le moteur de leur travail et cela aurait pu être mentionné. De plus, en ne s’engageant pas du tout du côté de la littérature, l’ouvrage manque une tradition littéraire plutôt critique, non pas vis-à-vis des enjeux écologiques bien sûr, mais vis-à-vis de l’usage politique des mythes ou des croyances collectives. Or, faire intervenir cette tradition aurait pu amener à assouplir le binarisme qui oppose rationalité=coupure du monde= pauvreté spirituelle et relationnelle, d’un côté, et mythe= richesse relationnelle et spirituelle, de l’autre. Que l’on songe à l’humour d’une Rachilde, ou au Flaubert de Bouvard et Pécuchet. Que l’on songe aussi, bien avant l’invention théologique du « monde unisexe masculin », à Ovide (ne cessant de traiter des mouvements de croyance et de dé-croyance dans les mythes) ou à Aristophane (et à sa merveilleuse satire de l’usage des mythes fondateurs dans Les oiseaux). Ce n’est pas toujours au nom d’une rationalité coupée du monde que les mythes sont critiqués et que leur sérieux est pour ainsi dire dégonflé. C’est aussi parfois – ainsi chez Ovide ou Aristophane – depuis la joie propre à la langue, ses jeux de mots, ses onomatopées, sa façon à elle de poser la question du monde, sans jamais y renoncer, sans jamais non plus le stabiliser (pas même comme objet sacré).

Risquons ici une hypothèse. Lorsque l’on pose, comme l’ouvrage le fait, les mythes en solution politique volontariste pour mieux habiter le monde (fût-ce de façon un peu imaginaire, comme une proposition à méditer), on peut se trouver vite embarrassé par l’abstraction de la langue, sa coupure. On ne veut plus vraiment entendre parler du fait que le mot « chien » n’aboie pas et rime, sans raison, avec « saurien ». Ici, le silence de la raison devient embarrassant. On peut vouloir le contrôler ; en cherchant des symboles, des associations déchiffrables, en remettant du sens et de la célébration collective là où pointe l’angoisse du vide et de l’absence de rapport. L’abstraction de la langue, sa portée critique, deviennent source de gêne. On voudrait s’en défausser en en faisant l’apanage d’une culture bourgeoise et élitiste – d’où peut-être ces piques, qui se lisent ici ou là sous la plume d’Émilie Hache, à l’égard de « la culture lettrée » ou de la culture « alphabétique ». Comme si la langue orale ou chantée était moins abstraite et plus encadrable, du point de vue du sens, que la langue écrite ! Ainsi, en tout cas sur le plan de la « mythopoïese », le livre d’Émilie Hache nous invite à le questionner. Puissent les mythes, anciens ou nouveaux, ne pas oublier le silence de la langue !