Le grand dramaturge et metteur en scène Edward Bond est mort le 3 mars 2024 dans le Cambridgeshire. EaN revient sur son travail depuis les années 1960, son apport théorique, ses pratiques et la trajectoire d’un artiste d’une radicalité lucide.
Edward Bond est né dans une famille ouvrière, a grandi sous les bombardements de Londres, a vu à quatorze ans Donald Wolfit jouer Macbeth lors d’une sortie scolaire, quitté l’école à quinze, servi dans les forces d’occupation à Vienne, applaudi le Berliner Ensemble, autant d’étapes décisives de sa formation.
Nous sommes au début des années soixante quand Bond fait son entrée sur une scène en pleine effervescence. Il a proposé des textes à George Devine, qui le convie à faire partie du groupe d’écrivains de son théâtre, le Royal Court de Sloane Square. Ce haut lieu de l’avant-garde provoque et contourne la censure en devenant un club privé. C’est là que les jeunes gens en colère ont fait leurs débuts, suivis par une foule d’auteurs talentueux. Londres, débordante d’énergie et d’inventivité, attirait la jeunesse comme un aimant. Le théâtre, le cinéma, la danse, la mode, la musique pop, les coiffures excentriques, les voitures mini bousculaient les usages bourgeois. L’Angleterre amidonnée se fissurait de toutes parts. Aujourd’hui, après avoir été portés aux nues, et donné à la scène britannique sa réputation de théâtre d’écrivains, nombre d’entre eux ont disparu des mémoires.
Mais Bond y restera, ne serait-ce que pour avoir changé le cours de l’histoire. Après The Pope’s Wedding, jouée sans décor, Devine lui commande une deuxième pièce. Saved, créée en 1965, fait scandale, avec une scène où des ados désœuvrés lapident un bébé à mort pour se distraire dans un parc londonien. Le Lord Chamberlain exige des coupes, le théâtre est traîné en justice et mis à l’amende. Bond riposte en soulignant que la violence et la misère sont partout dans les rues sans émouvoir personne, c’est le rôle du théâtre de secouer. Early Morning, où il peint la reine Victoria en lesbienne cannibale, est interdite d’emblée. Les protestations, les soutiens prestigieux affluent, et la censure en vigueur depuis le dix-huitième siècle est abolie par le Theatres’ Act. Désormais, le théâtre peut tout se permettre, sexe, violence, obscénités, satire politique, et il ne va pas s’en priver.
Le Royal Court propose alors au public une saison Bond, qui va tourner avec succès en Europe. Sa notoriété ne cesse de grandir, mais il se querelle avec tout le monde, quitte le Royal Court, claque la porte de la RSC en pleine répétition des War Plays. Après cet éclat, il s’éloigne des établissements institutionnels. Sa première londonienne suivante, There Will Be More, se donnera vingt ans plus tard dans un pub de Kilburn. Entre-temps, ses créations ont lieu à Birmingham, avec une troupe spécialisée dans les tournées scolaires, et à Paris. Quand les comédiens du Royal Court viennent à la Colline, rapporte Alain Françon, ils s’étonnent d’y voir jouer les Pièces de guerre. Pour eux, Bond appartient au passé.
Peter Stein a monté Saved à Munich dès 1967. En France, on découvre Bond trois ans plus tard, quand Georges Wilson donne Early Morning dans la cour d’honneur du Palais des papes. Sauvés, mise en scène à Chaillot par Claude Régy, refait scandale, et Régy est invité à s’expliquer sur France Culture devant un tribunal d’éminents critiques. Patrice Chéreau monte Lear, qu’il trouve « plus excitant que le Lear de Shakespeare », « monstrueusement d’aujourd’hui », « pessimiste, mais pas nihiliste ». Par la suite, il jugera Bond de plus en plus brechtien et dogmatique. Mais pour Jean-Pierre Vincent, son ancien associé : « Travailler Bond, c’est comme travailler Shakespeare : on ne voit pas pourquoi on en sortirait. »
À partir de 1992, Alain Françon entretient avec Bond une relation privilégiée. Il monte une douzaine de ses œuvres, La Compagnie des hommes, puis, à mesure que Bond les écrit, les Pièces de guerre, Café, Le Crime du XXIe siècle… Dans Naître, un enfant est tué par des militaires, découpé et enfoui sous un tas de cadavres qui vont rassembler les morceaux, haletant et grognant comme s’ils le remettaient au monde. Autant de situations extrêmes, les seules où l’on découvre le besoin radical d’être humain, écrit Bond [1]. Il entre au répertoire de la Comédie-Française avec La Mer, une œuvre de jeunesse située sous le règne édouardien, moins radicale, plus romanesque que son registre habituel. Christian Benedetti ouvre le Théâtre Studio d’Alfortville par une reprise de Sauvés. Jean-Pierre Vincent crée Onze Débardeurs, une pièce d’apprentissage pour des élèves acteurs. Le théâtre de la Colline en association avec le JTN fait tourner le spectacle et propose des ateliers dramaturgiques aux établissements scolaires de banlieue. L’année suivante, 2004, les Pièces de guerre sont inscrites au programme du baccalauréat.
En Angleterre, Bond se dit en exil volontaire de l’establishment théâtral qui à l’entendre ne comprend rien à ses pièces. La reprise de The Sea n’a valu à Sam Mendes que d’acerbes critiques de sa part. Il est joué par des amateurs plus souvent que par des professionnels, et s’adresse en priorité aux jeunes, parce que les soi-disant réformes de l’éducation ne visent qu’à les fixer dans des cases selon les besoins de l’industrie et de l’État [2]. Qu’est-ce aujourd’hui d’être humain, et comment construire une société ? c’est la question que doit poser le théâtre. Le mythe tragique d’aujourd’hui c’est Médée, qu’il révise en Dea, ajoutant nécrophilie et inceste à l’infanticide. Dans un article virulent, il dénonce un théâtre qui n’est plus que divertissement hollywoodien, accuse la RSC, le National Theatre, de repousser Shakespeare dans un passé encore plus vieux que le sien pour plaire aux touristes, et prend la défense de Sarah Kane, dont la première pièce, Blasted, est descendue en flammes par la critique [3]. Elle est aujourd’hui considérée comme son plus digne successeur. Mark Ravenhill dit s’être immédiatement reconnu dans son univers et dans sa philosophie politique.
Pour Ravenhill, Bond ne cesse de discuter avec Shakespeare. Divers critiques notent dans The Sea des échos de La Tempête, et situent à la source de la fameuse scène de Saved son premier choc théâtral, l’assassinat des enfants de Macduff dans Macbeth. Mais comment Shakespeare, si sensible à la misère des « pauvres miséreux nus » a-t-il pu finir en riche propriétaire terrien ? Dans Bingo, le poète retraité à Stratford rencontre son ancien rival Ben Jonson. Il s’est enrichi grâce aux enclosures qui ont jeté sur les routes des milliers de paysans, mais ne se pardonne pas d’avoir laissé pendre une jeune fille venue mendier chez lui. Shakespeare a trahi le théâtre et le peuple, et ne mérite d’être absous que s’il s’est suicidé, rongé par le remords. Ce conflit entre capitalisme et conservatisme annonçait celui de notre société, estime Bond avec le recul. Depuis qu’il a écrit Bingo, le conflit s’est encore creusé car le capitalisme a constamment besoin d’innovation technologique. Quand la société est déchirée par un conflit qu’elle ne comprend pas, elle a recours à la violence. « L’impératif du théâtre grec, c’était ‘Connais-toi toi-même’. Le nôtre c’est ‘Surtout pas.’ La télé, la presse, la culture pop ont pour seule raison d’être de gagner de l’argent, pas de rechercher la vérité [4]. »
[1] Edward Bond, « A dramatist must be an extremophile », Plays, vol. 8, p. 213.
[2] Edward Bond, The Hidden Plot. Notes on Theatre and the State), Bloomsbury Methuen, 2000.
[3] ‘A blast at our smug theatre: Edward Bond on Sarah Kane’, The Guardian, 12 janvier 2015.
[4] Edward Bond, The Guardian, 28 juin 1995.