Dans cet ouvrage réflexif, fruit de vingt-cinq ans de recherche, Sébastien-Yves Laurent nous invite à suivre une enquête socio-historique sur le secret d’État et ses mutations depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours.
En 2008, Nicolas Sarkozy affirmait que dans le monde actuel le secret d’État n’existait plus. La phrase du président français suggérait le recul, sinon la fragilité, du secret d’État dans des sociétés démocratiques gagnées par la transparence. La facilité donnée à la circulation de l’information par la démocratisation des moyens numériques, la montée des exigences des sociétés démocratiques vis-à-vis de leurs gouvernements, le développement de réseaux transnationaux d’investigation, peuvent accréditer l’idée d’un déclin du secret d’État. Cependant, les mêmes exemples suggèrent aussi la persistance d’un « État secret », part d’ombre de l’État, constitutive de celui-ci. Où se situer face à ces perceptions brouillées, entre l’optimisme des progrès de la « transparence » et les dénonciations du Deep State ?
On trouvera des réponses dans ce dense essai de l’historien Sébastien-Yves Laurent, spécialiste des services secrets. Il entraîne son lecteur des cités grecques aux recompositions actuelles du secret d’État, entre exigences de transparence, numérisation des sociétés et retour des grandes crises. Son érudition plonge le lecteur dans les débats du jeune Congrès des États-Unis sur la publicité de ses séances en 1790, la naissance du SIS britannique au début du XXe siècle, jusqu’à l’émergence du « cyberespace ». On ne trouvera dans le livre ni révélations ni secrets d’État – encore que l’auteur livre quelques pépites inédites. Ainsi, après la Libération, l’arrestation puis l’envoi discret en forteresse du chef des services secrets de la France libre, André Dewavrin, pour avoir détourné des fonds secrets, pour aider les desseins politiques du Général…
Suivant en cela le sociologue Georg Simmel, l’auteur ne considère pas le secret comme un simple retranchement de l’information, mais comme un principe actif qui modifie le tissu social. Il se penche sur les recompositions des appareils étatiques dont il propose une grille d’analyse, en comparant la France, le Royaume-Uni et les États-Unis : trois démocraties libérales qui sont aussi dotées d’un « État secret » fort développé. L’objet du livre est la tension spécifique qui se noue entre les régimes politiques libéraux et le secret d’État. L’originalité de la démonstration est de révéler la coexistence de différents modèles historiques de l’État secret – État secret coutumier, légal puis clandestin.
À l’origine, pourrait-on dire, était l’État secret « coutumier ». Marqué par ses origines absolutistes anciennes, « l’État secret coutumier » s’est développé tel un rameau indiscipliné sur le tronc de l’État depuis la fin du XVIIIe siècle et dans une large partie du XIXe siècle. Pendant cette période, qu’on peut qualifier d’ère du bricolage, les régimes pour affronter leurs rivaux sur la scène internationale improvisent des structures dédiées à la collecte et à l’exploitation d’informations sur les États étrangers. Ces embryons de services de renseignement peinent à survivre aux crises ou aux individus qui les ont fait naître. Éphémères, peu organisés, précaires : on peine à reconnaître en eux les ancêtres ou les prototypes des futurs « services » modernes… Il s’agit cependant d’organismes qui incarnent une nouvelle rationalité politique, selon laquelle gouverner c’est connaître. Celle-ci s’est épanouie plus particulièrement dans les rivalités entre États de l’Europe post-westphalienne. La puissance passe par l’acquisition d’informations sur les forces et les faiblesses des adversaires. Mais elle se fonde aussi sur le secret des arcana imperii qui doivent rester impénétrables aux simples mortels, et a fortiori aux ennemis de l’État. Celle-ci justifie donc la triple existence du secret, d’une diplomatie occulte et d’agents chargés de percer les secrets des États rivaux.
Toutefois, l’ère de « l’État secret coutumier » est vite travaillée par le principe de la publicité, issu des Lumières. Dans les années 1780-1790, la France bientôt révolutionnaire, la monarchie parlementaire britannique et la jeune République américaine sont traversées par une exigence croissante de publicité des opérations de l’État. Ce souci se porte d’abord sur les délibérations des assemblées politiques. Le lecteur découvrira les chemins tortueux qui ont conduit à la publication des débats parlementaires. La France révolutionnaire se distingue aussi par sa prétention à rompre avec la diplomatie secrète des cabinets. Bien vite, cependant, la Constitution de l’An III (1795) reconnaîtra au Directoire la possibilité de conclure des « traités secrets ».
Cependant, le travail de la publicité sur « l’État secret coutumier » engendre un nouvel avatar : l’État secret légal. Cette transformation se traduit – avec un certain décalage par rapport à d’autres pratiques secrètes de l’État – par l’institutionnalisation d’administrations secrètes à partir des années 1880. Le droit positif vient codifier l’existence d’un périmètre du secret d’État au cœur de régimes libéraux. Il régit les conditions dans lesquelles les représentants de la Nation, tout comme les juges, les journalistes et les citoyens, sont admis à en connaître ou à en révéler des fragments. Ainsi naît la « classification du secret », qui permet à l’État de faire tomber le silence sur tel ou tel objet, au nom de la « défense nationale », plus tard de la « sécurité nationale ». À l’abri des regards, au plus près de l’exécutif – un trait constant –, des bureaucraties secrètes s’organisent, soudées par le partage du secret. Toutefois, l’État secret légal n’épuise pas le secret d’État contemporain. De longue date, un État secret clandestin s’est constitué parallèlement. Cette part « inavouable » de l’État englobe les « actions couvertes » (covert ops) – du sabotage à l’assassinat – menées contre l’adversaire et que les État ne peuvent officiellement reconnaître. De manière dialectique, les exigences de publicité et de légalisation ont fait naître d’abord « l’État clandestin ». Ce dernier se définit, non par la transgression du droit, mais par le vide juridique dans lequel il opère. Dans un passionnant chapitre, Sébastien-Yves Laurent explore les arcanes de l’État clandestin, en particulier depuis 1945, puisque les « covert ops » ont connu une expansion spectaculaire dans le contexte de la guerre froide et des conflits de la décolonisation.
Le « clandestin d’État » concerne aussi des pratiques moins tragiques mais tout aussi sulfureuses en démocratie. Il en est ainsi de l’édifiante tradition française des « fonds secrets » distribués discrétionnairement par les chefs de gouvernement successifs à leurs équipes (sans aucun contrôle parlementaire ou juridictionnel), maintenue à travers tous les régimes depuis le XIXe siècle jusqu’à sa suppression en 2001. Cette régularisation n’est qu’un exemple des processus par lesquels le clandestin se transmute en secret légal. Ces basculements se sont intensifiés sous l’effet de crises politiques, comme celle que connaissent les États-Unis en 1975-1976. D’autres facteurs peuvent jouer, comme la pression d’institutions supranationales. Ainsi, la peur de la Cour européenne des droits de l’Homme qu’avaient les hiérarques du Parti conservateur a beaucoup fait, entre 1988 et 1992, pour rendre légaux et plus « ouverts » de nombreux pans de l’État secret britannique, la plus ancienne et paradoxalement la plus stable et la plus impénétrable des trois nations étudiées.
Depuis quelques décennies, l’État clandestin légal entretient des relations dialectiques complexes avec le nouvel impératif de « transparence ». Celui-ci ne se confond pas avec la publicité. Inspiré du néolibéralisme économique, ce principe justifie l’accès aux données publiques et aux opérations de l’administration sous couvert « d’efficacité » et « d’économies ». Cependant, sans faire des États concernés des « maisons de verre », ces politiques n’empêchent ni l’expansion ininterrompue du secret d’État ni la banalisation de l’État clandestin sous ses formes les plus contestables, dans un cycle de durcissement commencé après le 11-Septembre, ininterrompu depuis. En témoigne la révélation par le sommet de l’État des assassinats ciblés menés par les services français, tout comme les exécutions par les drones et les enlèvements extra-judiciaires des services spéciaux états-uniens, devenus monnaie courante, sans pour autant sortir du continent obscur de l’État clandestin.
Au-delà de ces évolutions communes, l’ouvrage fait apparaître des singularités nationales. La France apparaît ainsi durablement – irrémédiablement ? – marquée par l’héritage de la monarchie exécutive et la faiblesse de la tradition libérale. Le rapport au secret d’État est ainsi le résultat d’une longue construction historique, aux multiples facteurs. Le développement récent du « cyberespace » a ouvert un nouveau terrain de jeu pour les pratiques occultes de l’État clandestin. La révolution numérique a modifié en profondeur la nature du travail des « services », dont le traitement des données en masse est devenu le pain quotidien. Même si l’auteur se garde d’une conclusion définitive, arguant d’une situation « non stabilisée », le tableau semble plutôt pessimiste. Malgré les promesses de la publicité puis de la transparence, le domaine du secret d’État est en expansion continue, avec son cortège de fichiers, de pratiques clandestines et de luttes obscures dans le cyberespace. Lueur d’espoir, l’Histoire montre que des inflexions ont pu se produire, à des intervalles irréguliers, obligeant les démocraties à modifier l’économie du secret d’État. Ce n’est pas le moindre des enseignements de ce riche ouvrage.