Après un Manifeste pour un urbanisme circulaire, puis une boîte à outils, Réparons la ville ! (avec Christine Leconte), spécialement destinée à celles et ceux prêts à s’engager dans la transition urbaine, l’urbaniste Sylvain Grisot nous propose aujourd’hui de visiter quelques « chantiers de l’adaptation de nos territoires » pour nous aider à opérer une Redirection urbaine. Les décideurs de tout bord, et bien sûr chaque citoyen, pourront lire avec profit cet ouvrage étayé d’exemples actuels et concrets. Mais le flâneur des villes pourra également mettre à profit cette Redirection urbaine pour élargir ses perceptions sensorielles, esthétiques et politiques de l’espace qui l’entoure.
Sortir de chez soi, en quête d’un coin de ciel bleu, c’est souvent ainsi que commencent les flâneries de fin de semaine. À la question « quel ciel sera au rendez-vous ? », Sylvain Grisot nous invite à ajouter : y aura-t-il aussi un peu de terre à rencontrer ? « Ces terres encapsulées » sont devenues l’autre face de nos semelles, et des pneus en tous genres, et les arbres qu’on peut croiser sur les trottoirs sont trop souvent « plantés dans un tarmac d’enrobé ». Mais ne nous y trompons pas : « le sol en place est un héritage qui doit être assumé, même s’il est dégradé ou pollué » ; en parcourant ces couches de sol, les flâneurs pourront donc se demander que faire de cet héritage inerte au moment où le vivant se fragilise, voire disparaît.
D’ailleurs, où est le vivant ? C’est la question que porte aujourd’hui avec lui tout flâneur, dans le flux des passants et dans celui de la circulation. Entre le modèle de la ville « citadelle » et celui de la ville « sentinelle », le point de bascule semble désormais un enjeu capital. Cette situation apparaît comme une évidence au cours d’un de ces fructueux dialogues que Sylvain Grisot engage, à chaque fin de chapitre, avec des personnes de terrain très variées, proposant à chaque fois un retour sur expérience détaillé et sincère.
On imagine comme il est agréable pour tout flâneur de goûter les beautés du passé, et les heureuses surprises éprouvées à la découverte du détail attachant qu’on n’avait pas su voir jusqu’à présent. Mais demain ? Mais l’avenir des lieux ? Et même, plus précisément : quel devenir pour le lieu présent ? Ces questions, tout à fait légitimes dans le contexte actuel, invitent aussi à mieux appréhender le caractère pérenne d’un lieu. À l’exemple de la gare de Jette, en Belgique, « ce n’est […] pas la pérennisation des lieux qui intéresse la collectivité, mais celle des usages qui y ont démontré leur utilité ». Si le temps long reste un des repères majeurs de la ville durable, l’ancrage et l’évolution des usages sont avant tout ce qui donne forme à un lieu et le caractérise : « un territoire, ce sont des lieux, des gens et des liens ». L’architecture, le construit, relèvent de ces trois dimensions où vont se croiser des temporalités différentes. C’est peut-être à cet instant que notre flâneur découvre « le foncier invisible », « une notion aussi ambiguë que plastique ». Commence alors une passionnante enquête « du côté de la sous-occupation de l’espace », une analyse très fine de ce que pourrait être une « densification » réussie, prenant réellement en compte les temporalités du territoire, et permettant ainsi de « travailler sur les temps de la ville pour économiser l’espace ».
Si le livre de Sylvain Grisot nous fait clairement percevoir les différentes temporalités d’un projet à travers le moment des choix et de la décision, puis celui de la construction, et enfin celui de la fonction, l’urbaniste introduit, et préfère, de nouvelles temporalités : le temps de l’expérimentation, celui de l’erreur, de la transformation concertée des usages, entre autres, sans oublier celui de la maintenance. « Ne gâcher aucune crise », c’est l’assurance de construire une réflexion pluridisciplinaire durable. Avec les grands ensembles, les grands projets, les grands chantiers, Sylvain Grisot met en regard, dans chacun de ses exemples de terrain, « du petit, du complexe et des besoins massifs ». Ajoutons que l’urbaniste n’esquive pas la question du coût des opérations menées à petite échelle, apportant une réflexion approfondie sur « les méthodes » permettant de réaliser et de multiplier ces petites opérations urbaines. De la même façon, le prix du foncier fait l’objet d’un ensemble de questions administratives et politiques auxquelles la « redirection » assumée de certains chantiers présentés dans l’ouvrage a su apporter des réponses.
Mais le flâneur est surtout invité à se déprendre de son bagage de représentations accumulées. Pour être « soutenable », la ville devra abandonner toutes ses velléités de perfections visibles et immédiates. Pas à pas, interroger toutes ces images de villes impeccables, car « en facilitant la participation de tout le monde à l’élaboration des projets, nous allons devoir tolérer l’imperfection », et même « chérir nos interdépendances ». Pas à pas aussi, « fermer proprement ce qui doit l’être ».
Étonnamment, ces chantiers foncièrement ancrés dans un territoire, mis en valeur par Sylvain Grisot dans son livre, abritent une indispensable profession : celle « d’aligneur d’étoiles ». Au fond, toute la force convaincante de l’urbaniste, et toute la réussite d’un projet singulier, nous invitent à rêver le ciel autrement : « les alignements d’étoiles se provoquent, ils ne s’attendent pas. Mais qui forme aujourd’hui les aligneuses et les aligneurs d’étoiles ? ».
Redirection urbaine est avant tout un manuel, dans lequel les visites de chantiers permettent, étape par étape, d’échafauder une solide réflexion, elle-même consolidée par des dialogues directs menés avec des acteurs de terrain. Un ouvrage accessible « recherch[ant] la robustesse plutôt que de chercher à optimiser la performance ». Dans sa préface, Le Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA) souligne combien l’ouvrage de Sylvain Grisot permet à chacun de mieux se représenter les « moyens d’agir » dont, dès maintenant, il dispose. En ouvrant régulièrement Redirection urbaine, sans doute aurons-nous une chance de traverser sans trop d’encombre ce que Sylvain Grisot nomme « les trente turbulentes », autrement dit ce moment planétaire dans lequel nous sommes désormais tous engagés. Rendez-vous est donc pris, livre en main.