Portrait chinois d’Annie Le Brun

Rien de tel qu’un portrait chinois pour saisir d’un être sa « cohérence aventureuse » dans la formulation paradoxale voulue par Roger Caillois. On s’y risquera donc à propos d’Annie Le Brun, essayiste, critique, poète et commissaire d’exposition, dont a paru une formidable anthologie fin 2023. Sous un titre hugolien, L’infini dans un contour, elle regroupe, en plus de mille pages, la quintessence d’une œuvre entamée dans les années 1970 et qui, depuis, n’a fait que gagner en pénétration.

Annie Le Brun | L’infini dans un contour. Bouquins, 1 312 p., 35 €

Annie Le Brun, on la reconnaît immédiatement, au tranchant de sa langue, à la tenue de sa pensée, mais c’est sa fascination radicale pour l’abîme, la négativité, le rien, la catastrophe, qui la définit par-dessus tout. Sous la dévastation exactement (Perspective dépravée, Sandre, 2011). À ce titre, si elle était une couleur, elle serait, sans contestation possible, le noir. Ancré (encré ?) dans les tréfonds du néant, mais aussi de la nuit, le noir ne laisse pas le choix, ainsi que le rappelait son cher Victor Hugo. La dilection pour l’envers du jour, elle la partage avec André Breton, dont elle fait la connaissance en 1963 (« Je préfère, encore une fois, marcher dans la nuit à me croire celui qui marche dans le jour »), et avec le surréalisme, ébranlement majeur pour Annie Le Brun, dont elle ne s’est toujours pas remise.

Mais c’est Sade, « bloc d’abîme » soudain surgi dans l’horizon des Lumières, qui la marque au fer noir. Sade, dont elle rédige en 1985 la Préface à ses Œuvres complètes, à la demande pressante de l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, la débarrasse et l’allège ; de son côté, le dépouillant de la gangue philosophique qui le plombe à ses yeux, elle l’aborde en poète et avec les poètes (Pieyre de Mandiargues, Desnos, Breton…). Elle le restitue à son inhumanité criminelle, qui est aussi la nôtre, à son corps, surtout, qui pense comme il désire. D’un noir, l’autre : quand récemment elle reprend, aux éditions Poésie/Gallimard, ses premiers écrits poétiques (Sur le champ, 1967 ; Les pâles et fiévreux après-midi des villes, 1972 ; Tout près, les nomades, 1972 ; Les écureuils de l’orage, 1974 ; Annulaire de lune, 1977), elle confie n’avoir « guère changé d’avis ». Ombre pour ombre, lira-t-on donc sur la couverture du recueil, et cela a le mérite de la clarté !  

Annie Le Brun
Annie Le Brun (2023) © Jean-Luc Bertini

Si elle était une ligne politique, et non un corpus idéologique, terme qu’elle a en horreur, ni un quelconque militantisme, pareillement honni, elle mêlerait la vision anarchisante d’un Charles Fourier ou d’un Élisée Reclus au situationnisme de Guy Debord, dont elle fut proche. Son anarchisme se veut utopiste, mais aussi revanchard, adepte de la fameuse « reprise individuelle ». La rage froide qu’elle déploie contre toutes les récupérations, à commencer par celle de la critique, qu’elle juge de nos jours dramatiquement « intégrée », lui donne des allures de refuznik ou de « déserteur ». Sa règle de vie et d’action ? Non serviam. Longtemps restée à l’écart du système, la « Commissaire invitée » n’accepte que depuis peu d’éclairer de son érudition quelques expositions majeures, dont « Les arcs-en-ciel du noir » (Maison Victor-Hugo, 2012) et « Sade. Attaquer le soleil » au musée d’Orsay (2014).

Très tôt, l’insoumise joue son va-tout : « qui perd gagne » sera sa devise et « tout se tient », son expression fétiche. Adepte du plaisir pervers, et donc enfantin, qu’il y a à croiser le fer contre plus fort que soi, elle veille à embrasser l’ensemble des phénomènes au regard desquels la société marchande ne fait qu’un avec la société du spectacle, aggravant ainsi « le malheur des temps » (Debord). Globale, sa réflexion n’en est pas pour autant théorique à proprement parler : Annie Le Brun est trop fine mouche pour se laisser prendre à la glu de l’esprit de système. Cohérente, oui, mais fuyant comme la peste l’excès de rationalité et la volonté de domination. Cohérence procurée, en clair, par l’ellipse, le scalpel et l’évidement – ce que, dans sa préface à l’édition Bouquins de L’infini dans un contour, Mathias Sieffert appelle fort pertinemment « l’aventure soustractive » d’Annie Le Brun.  

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Si elle était un mot, ce serait « éperdu », préféré à tous les autres : « C’est sur l’éperdu que je n’aurai cesse de miser » (De l’éperdu, 2000). Un titre ? Elle a le chic pour en forger par dizaines, plus mémorables les uns que les autres – « J’ai été un automne décisif » ; « Entre les crocs du silence » – mais Appel d’air, paru une première fois chez Plon, en 1988, et réédité depuis, s’impose avec la force de l’évidence. Ce livre aujourd’hui culte fut aussitôt érigé en marqueur intensément magnétique, à contre-courant d’une époque irrespirable, en raison Du trop de réalité (2000). Brûlot dirigé contre les contempteurs du rêve, l’essai frappe par son « dégagisme » impérieux et sa clairvoyance inquiète : « S’il est alors possible de voir s’illuminer des pans de réalité insoupçonnée, il n’est pas d’édifice théorique qui n’en soit implicitement menacé, chacun ne tenant dans cette lumière que par l’intensité de ce que ses fenêtres laissent voir ou non. Tel est aujourd’hui le risque à courir pour que le regard commence à porter au loin. » Antérieurement, elle avait eu ces vers : « À vif l’événement cisèle notre sillage inquisiteur » et puis encore : « L’herbe du soir tranche les chevilles de la pluie. » Théâtre de la cruauté lyrique que le sien, « né troué » comme le proclamait pour sa part un Henri Michaux  un forage à froid, qui fore, fore, inlassablement »). Mais, devant son dédain pour « la poésie d’élevage dont l’époque fait la promotion » et sa croyance forcenée dans « l’incontrôlable pouvoir de rupture de la poésie, celui de déchirer le maillage de nos façons de voir comme celui de couper les amarres avec les piètres images de nous-mêmes dont nous avons la faiblesse de nous contenter », n’est-on pas fondé à craindre que personne, parmi les vivants, ne trouve grâce à ses yeux ? 

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Elle n’a de cesse de répéter qu’elle n’est ni une écrivaine ni même, à rebours des évidences, une poète. Qu’est-elle donc alors ? Une femme qui lit et pense, assurément « dangereuse » […] Incomparable, inaccaparable, inaltérable, elle est l’intransigeance faite Annie Le Brun.

Une image ? Elle en a la « passion », pour le dire avec Baudelaire, mais l’Aragon du « stupéfiant image » n’est jamais loin (« le vice appelé Surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image ou plutôt la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même […] car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’univers », Le paysan de Paris). Selon toute probabilité, ce serait l’une ou l’autre de ces deux toiles : Le jockey perdu (1926) de René Magritte, ou Les affinités électives (1970) de Toyen. De la première, elle parle souvent, pour se dire hantée par le frisson, peur et exaltation mêlées, que lui procure la chevauchée à bride abattue, dans une forêt de bilboquets géants, d’un cavalier ne sachant pas où sa monture l’emporte et s’attendant à tout instant à basculer dans l’excitant inconnu. Aux côtés du « Paravent » (1966), la deuxième fut l’une des pièces maîtresses de la rétrospective qu’elle organisa en 2022, la première du genre depuis des lustres, autour de la figure de Toyen, artiste d’origine tchèque proche des milieux surréalistes, et dont elle fut l’amie. Sur un sofa capitonné couleur framboise écrasée dont elle épouse les contours, est allongée une étrange chimère bleue, greffe de fouine et de sphinge, dont le corps porte la trace du même capitonnage. Sa tête triangulaire tient dans sa gueule une hermine blanche, roulée en boule, et présentant, au niveau du visage, la même triangulation. « Redoutable symétrie », aurait dit William Blake, à propos de son « Tigre ». Quand, à même le divan, s’expose la féroce prédation, composante obligée de l’érotisme, la familière de Sade et de Freud, qui est aussi une spectatrice avertie, ne saurait se sentir dépaysée.    

Une disposition de l’esprit ? On serait tenté de répondre la constance… mais les connotations hypocrites de la notion, tournée en dérision par Oscar Wilde dans De l’importance d’être constant, font qu’on hésite. Il n’en demeure pas moins que le soc de sa pensée creuse un sillon, dont elle ne dévie en aucune manière, et ce, depuis de longues décennies, depuis ses débuts, à dire vrai. Nul reniement chez elle, aucune apostasie, plus ou moins honteuse. Sans faille est sa fidélité à l’aiguillon du désir et de la pulsion, d’un seul bloc sa loyauté à l’endroit de Sade, Hugo, Breton, Roussel, Jarry, Louÿs, également travaillés par l’obscur, la liberté et la révolte. Au fil des ans, la persistance dans son être est allée en s’approfondissant, sans pour autant s’interdire, non pas des sorties de route, encore moins des embardées, mais des inflexions. Ses combats les plus récents, elle les mène contre le détournement de l’image par le grand capital, synonyme de « dépeçage » ultime de la fonction utopique. Dans une forme d’urgence, qui lui fait jeter toutes ses forces dans la bataille, elle publie coup sur coup Ce qui n’a pas de prix. Beauté, laideur et politique (Stock, 2018) et, avec Juri Armanda, Ceci tuera cela. Image, regard et capital (Stock, 2021). 

Dernière entrée du portrait, si elle était une chose, fixe autant qu’en perpétuel mouvement, limite avant que de se faire seuil, elle serait un horizon, forcément « chimérique » et largement ouvert, chaque rencontre venant en renouveler le sens. Dans La vitesse de l’ombre (2023), consacré aux images qui ne cessent de la dérouter depuis sa plus tendre enfance, c’est ouvertement qu’elle formule un « appel à l’effraction des horizons en trompe-l’œil que ce monde nous impose ». Et de poursuivre de sa vindicte les idées, les personnes, ainsi les néoféministes accusées de dépassionner l’amour, qui nous détournent d’un monde rêvé que ne plomberait pas l’hypothèque de l’aliénation. 

On se souvient qu’à l’instant de prendre congé de l’inconnue venue à sa rencontre, le narrateur de Nadja voulut poser « une question qui résume toutes les autres, une question qu’il n’y a que [lui] pour poser, sans doute : « Qui êtes-vous ? » Et elle, sans hésiter : « Je suis l’âme errante” ». Errante, Annie Le Brun ? Oui et non, à l’en croire : « Je ne sais pas où je vais, mais je sais ce que je méprise » (Ombre pour ombre). « Passante », plus sûrement, si l’on pense au film que Valérie Minetto lui a consacré, en 2015. On l’y voit marchant dans les rues de Paris ou de Zagreb et même courant sur une plage, devant Saint-Malo. Fine silhouette en bottines mauves, elle passe et repasse « d’une main fastueuse / Soulevant, balançant le feston et l’ourlet » (Baudelaire). Forcément belle, L’échappée, c’est le titre du long métrage, laisse dans son sillage plus d’un lecteur sous le charme. Ainsi Matthieu Terence ou Nicolas Chemla, l’auteur de Luxifer. Pourquoi le luxe nous possède (Séguier, 2014) et de Murnau des ténèbres (Cherche-Midi2021), marqué à vie par sa découverte, grâce à elle, du romantisme noir. Sous le manteau ou à visage découvert, on reconnaît les initiés à ce qu’ils se réclament de son « communisme des ténèbres ». Schibboleth, pour Annie Le Brun. 

Coquetterie ou modestie non feinte ? On ne sait trop, mais elle n’a de cesse de répéter qu’elle n’est ni une écrivaine ni même, à rebours des évidences, une poète. Qu’est-elle donc alors ? Une femme qui lit et pense, assurément « dangereuse » à ce double titre ? Oui, de fait, mais cela reste un peu court. Incomparable, inaccaparable, inaltérable, elle est l’intransigeance faite Annie Le Brun. Aimantant les désirs autant que déterminée à les mettre en fuite, elle n’aura jamais fait – voir la phrase sur laquelle se conclut Les châteaux de la subversion (1982) – que « chercher un point de vue ».