Quand le cinéma fait un tabac

Adrien Gombeaud, critique de cinéma, aurait pu consacrer un livre sur le tempo chez Takeshi Kitano ou la lumière chez Jia Zhangke ; il a préféré suivre les tribulations de la cigarette chez presque tout le monde. C’est l’occasion d’accomplir un parcours transversal, de Fritz Lang à Sofia Coppola, en suivant des volutes de fumée, légères mais riches d’enseignements.

Adrien Gombeaud | Clopes en scope. Tabac et cinéma. Espaces & Signes, 128 p., 15 €

Le 19 janvier 1960, dans un texte au titre sobre et adéquat, Tabac, Jacques Ferron écrit : « Je crois qu’on finira par sortir le tabac de la cigarette. On nous vendra des tubes vides brûlant à l’électronique et produisant des fumées de diverses couleurs, fort agréables à voir et parfaitement anodines » (Jacques Ferron, Escarmouches, Bibliothèque québécoise) – preuve, une fois de plus, que la prophétie est un effet secondaire de l’humour (le docteur Jacques Ferron maîtrisait à la fois la fantaisie et l’acuité).

Les années dix et vingt du nouveau siècle lui ont donné raison, tant mieux pour les bronches, tant pis pour le cinéma. Dans un livre lui aussi remarquable pour sa fantaisie et pour son acuité, Adrien Gombeaud rend un hommage cinéphile et critique à la cigarette ; il remarque d’emblée comment la vapoteuse a été reléguée par le cinéma au rang d’ustensile comique (dans Les 2 Alfred, par exemple) : sa fumée ne suffit pas pour l’anoblir. Heureusement, il nous restera toujours Paris, dit Bogart à Bergman ; heureusement, il nous restera toujours Bogart et Bergman dans des nuages filmés par Michael Curtiz – et en 2024, quelques réfractaires à la pompe à vapeur continuent de pratiquer l’art subtil du tabac.

Adrien Gombeaud est critique de cinéma ; en plus d’officier pour Les Échos, il écrit dans Positif : il y parle depuis plus de vingt ans de Im Kwon-Taek, de Hou Hsiao-hsien, de Park Chan-Wook, du cinéma de Corée du Sud et de Hong Kong, de Jane Campion ou de la peinture dans le cinéma de Terrence Malick ; il s’y entretient avec François Ozon, Nicolas Winding Refn ou Raul Ruiz ; il y est (avec Hubert Niogret) grand connaisseur du cinéma d’Orient – cela nous vaudra peut-être un jour un Slurp ! L’art de la nouille dans le cinéma asiatique.

Clopes en scope. Tabac et cinéma Adrien Gombeaud
Ingrid Bergman dans le film « L’arc de Triomphe » de Lewis Milestone (1948) © Domaine public

Clopes en scope est la réédition de Tabac et cinéma, amplement remanié depuis sa parution en 2008 chez le même éditeur. En effet, tout a changé depuis, en si peu de temps : non seulement la prophétie de Ferron s’est accomplie mais tous les espaces clos se sont vidés de leurs fumeurs et de leur brume ; ils continuent d’exister, mais dans les bistrots bondés de Claude Sautet, remplis de névroses grandes et petites. Dans un film de 1996, Alex van Wamerdam suivait les tribulations d’une robe volant de-ci de-là, de dame en dame, au gré du vent ; dans son livre, Adrien Gombeaud suit la cigarette, comme motif et comme chose, passant de main en main et de bouche à bouche : « Bill Murray tend sa cigarette à Humphrey Bogart », Bogart à Deneuve et Deneuve à Elie Wallach. Le motif du tabac est le parfait petit véhicule pour glisser d’un film à l’autre en sautant par-dessus les pays, les genres, les années, les styles et même les talents ; la cigarette comme « parenthèse de paix » en pleine guerre relie par exemple, dans un même paragraphe, L’homme qui voulut être roi de Huston à Munich de Spielberg. En quelques chapitres, alertes comme une comédie avec Grant et Hepburn, Clopes en scope évoque, mine de rien, 180 films, réunis pour le plaisir dans un index (l’ordre alphabétique nous fait toujours le cadeau de curieux voisinages : PlaytimePopeyePortier de nuit).

Bien sûr, la cigarette n’est pas seulement un prétexte ; le plus étonnant est qu’elle soit, au cinéma, à la fois anodine et primordiale, à peine remarquable et inoubliable ; elle ne tarde pas à devenir un emblème, un attribut, parfois un indice révélateur, et alors la responsable d’un tournant dramatique (les mégots de la marque Ariston mettent le commissaire Lohman sur la piste de M le Maudit). Parce qu’elle se consume, s’approche des visages, pénètre les bouches, ponctue les dialogues, émet de la fumée et déforme les traits, la cigarette est une star du cinéma – on ne peut pas en dire autant du chausse-pied.

La cigarette semble pouvoir apporter beaucoup à la beauté des corps et à celle d’un paysage, elle semble le faire si facilement. Dès son premier chapitre, Adrien Gombeaud rappelle l’évidence, « clope au bord des lèvres, la star prend toute sa dimension », mais, pour nuancer le lieu commun, il précise que « la star transforme le tabac en parure ». C’est à ce moment précis que l’acteur continue d’être un acteur, au lieu d’être un simple bibelot entouré de fumeroles : tenir une cigarette demande du savoir-faire. John Garfield, « sa cigarette négligée se tient en équilibre au coin de sa belle gueule de boxeur » ; Audrey Hepburn « pose le fume-cigarette sur son épaule, l’oriente vers le bas, vers le haut » ; James Dean « tient sa cigarette en dessinant de ses doigts comme un revolver » ; Marlon Brando ose la porter sur l’oreille ; Carette « appartient au club de ceux qui savent parler sans l’ôter, maîtrise mieux qu’aucun autre l’art de se la coller sur la lèvre inférieure ». Il ne suffit pas de fumer comme Clint Eastwood pour être comme Clint Eastwood, il faudrait d’abord commencer par être Clint Eastwood.

Toujours pour contrer les évidences, le livre relègue à l’avant-dernier chapitre l’érotisme de la cigarette (séduction, tentation, inconvenance, sensualité et pornographie) ; dans les autres chapitres, il déplie toutes les lames du couteau suisse de la cigarette (en mentionnant au passage sa cousine rustique, la chique, terrestre au lieu d’être aérienne, sirupeuse dans une version virile). On découvre alors la cigarette parure, la cigarette emblème (pipes de Holmes et de Hulot), la cigarette rebelle, la cigarette de la mélancolie ou de l’âpreté (James Dean, Asia Argento), de l’ennui et de la solitude, la cigarette du western devenue parfois cigarillo, les fumées des films noirs et la voix grave de Lauren Bacall, la cigarette « sablier » des films de John Woo, la cigarette aux cendres funèbres, la cigarette comme signe de connivence, pécule partagé ou au contraire marque de distinction sociale (Gabin-Maréchal contre Fresnay-Boëldieu dans La grande illusion : « Le tabac anglais me fait mal à la gorge… Décidément, les gants, le tabac, tout nous sépare ! »).

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Adrien Gombeaud montre, toujours en sautillant d’une œuvre à une autre, comment la cigarette contribue à la grammaire du film, pas uniquement celle des images mais celle des dialogues. Elle est un signe de ponctuation, les scénaristes doivent en tenir compte – le chef opérateur aussi : allumer une cigarette, c’est faire naître une lumière fugitive et concentrée, au bord d’un visage, une lumière d’icône (on pourrait la comparer à la flamme vacillant près du visage de Marlene Dietrich dans L’impératrice rouge – c’est un autre sujet). On le sait : au cinéma, allumer la cigarette d’un inconnu peut être l’amorce de l’amour, mais aussi le moment crucial d’une découverte ou d’une reconnaissance.

Il existe, parait-il, deux sortes d’analyse : l’analyse freudienne, le temps d’un cigare, l’analyse lacanienne, le temps d’une cigarette. Le livre d’Adrien Gombeaud est un livre-cigarette, une centaine de pages ; son tabac est choisi, savoureux, jamais sec mais crépitant, sa légèreté cache avec élégance sa profondeur – tout le contraire de ces livres qui gravent des lieux communs dans le marbre.