Tant le titre de ce livre de Maxime Rovere que sa présentation visuelle le destinent au rayon « spiritualités » des supermarchés de la culture. On est en fait devant la reprise d’un roman grec du IIIe siècle disponible depuis soixante-cinq ans dans la Pléiade. Ce livre et celui de Philostrate ne sont pas identiques mais ils racontent la même histoire, celle d’un sage grec qui fut opposée à celle du Christ. L’intérêt de celui de Rovere tient dans l’écart que produit cette réécriture.
Apollonios de Tyane a vécu une génération après Jésus. On le disait philosophe pythagoricien et il était connu autant comme guérisseur que comme sage. Il fut même qualifié de « divin », ce qui n’est pas synonyme de « dieu » : on a pu parler du « divin Homère » ou du « divin Platon » sans les tenir pour des dieux au sens de Zeus ou Hermès. À l’extrême fin du IIIesiècle, le philosophe Porphyre, fier de sa vigoureuse opposition au christianisme, se disait prêt à admettre que Jésus était « divin », mais certainement pas « dieu ».
Jusque-là, donc, rien de bien original chez Apollonios de Tyane. Tous les sages de cette époque étaient supposés détenir de mystérieuses capacités de guérison. Le récent livre de Pierre Vesperini a montré ce qu’il en était des usages du mot philosophe dans les représentations populaires d’alors. Que les « philosophes » en question soient toujours qualifiés de pythagoriciens n’est pas non plus pour surprendre. Bien loin du petit groupe de disciples formés à la géométrie que connaissait Platon, les « pythagoriciens » de l’ère chrétienne apparaissent comme une secte ésotériste dont les secrets sont assez bien connus. Leur affirmation que toute chose a un nombre n’a plus rien d’une première approche de ce que sera notre physique ; elle est simplement censée justifier des pratiques magiques.
Bref, ce que l’on peut savoir d’Apollonios de Tyane ne fait pas de lui un personnage d’exception. Il nous apparaît plutôt comme une incarnation de ce que l’on entendait ordinairement par le mot philosophie, moins des commentaires techniques de Platon ou d’Aristote qu’une figure d’héroïsme doctrinal douée de pouvoirs exceptionnels, le tout rendu attrayant par des allusions à un ésotérisme propre à stimuler la curiosité.
Il en serait toujours allé ainsi, Apollonios dormirait tranquille dans le cimetière des gloires vite oubliées, sans le coup de génie de Philostrate. Écrivain célèbre de son vivant, celui-ci nous apparaît comme un représentant éminent de ce que nous appelons la « seconde sophistique ». Il eut l’idée de faire de ce personnage assez peu notoire un concurrent du Christ dont il avait été à peu près contemporain. Ce, à un moment, le deuxième quart du IIIe siècle, où les empereurs de la dynastie des Sévère sont engagés dans une campagne antichrétienne, dans laquelle Philostrate s’insère ainsi. On peut penser que ce livre lui a été commandé par l’impératrice Julia Domna, elle-même fille d’un grand-prêtre du dieu du soleil. En tout cas, un tel livre ne pouvait déplaire à une des rares femmes à avoir porté le titre d’Augusta.
Le volume de la Pléiade dans lequel figure cette Vie d’Apollonios de Tyane a pour titre général « Romans grecs et latins ». Ce titre n’est pas malvenu mais il ne doit pas faire illusion : la notion de « roman » n’existait pas quand ces livres furent écrits. La réflexion sur ce qu’il peut et doit en être d’une fiction ne se présentait pas dans les mêmes termes que pour un romancier du XXIe siècle. Quand il raconte des choses invraisemblables, un Philostrate ne le fait pas avec la même innocence qu’un de nos romanciers. Il y a bien sûr le pur et simple « plaisir de parler » qu’a justement commenté Barbara Cassin (Minuit, 1986) mais il peut aussi y avoir une intention polémique. En présentant une sorte de rival de Jésus-Christ que nul ne peut prendre au sérieux – nul parmi les lecteurs potentiels de cet écrivain –, on égratigne par contrecoup le prestige que les chrétiens reconnaissaient à la figure du Christ et la foi qu’ils accordaient à des miracles dont la crédibilité n’est pas plus forte que celle de ce qu’Apollonios est censé avoir réalisé. Moyennant quoi, celui-ci a été sauvé de l’oubli.
Le livre de Philostrate vient de bénéficier d’une nouvelle traduction dans la collection « La roue à livres » des Belles lettres. Et voici que paraît aussi un étrange objet : la réécriture que Maxime Rovere en fait sous le titre Le livre de l’amour infini et dans une présentation accrocheuse. Le sous-titre précise l’allusion à la personne du Christ : Vie d’Apollonios, homme et dieu. Faute de la précision que cet Apollonios est celui de Tyane, on risque de penser au philologue rhodien qui dirigea la bibliothèque d’Alexandrie au IIIe siècle avant l’ère chrétienne et composa l’épopée des Argonautiques. Autant dire son contraire à tout point de vue.
L’étrangeté du livre de Maxime Rovere est celle de son projet. Il peut avoir pensé à Marguerite Yourcenar écrivant les Mémoires d’Hadrien. Mais il y a cette grande différence que le roman d’Apollonios de Tyane a déjà été écrit, en l’occurrence par Philostrate, ce que Rovere sait bien. Il précise même qu’il l’a utilisé comme source principale de son propos. Le fait est qu’il s’en est inspiré de très près, à commencer par la construction même du livre. Mais là où Philostrate invente sur la base d’une documentation parcellaire – comme à propos du voyage d’Apollonios vers l’Inde –, Rovere utilise une documentation plus précise, en l’occurrence les souvenirs de ses propres voyages dans ce pays ainsi que des ouvrages bouddhistes.
Ce souci d’exactitude honore son auteur mais il interroge sur son projet. Quel sens y aurait-il à vouloir refaire Philostrate en un peu mieux ? Veut-il faire la même chose mais pour notre temps, jouer à son tour sur la fascination qu’exerce sur beaucoup la proclamation d’ésotérisme ? Rovere parle d’un projet qui l’accompagne depuis vingt-cinq ans et dont la réalisation « a demandé six ans de recherches et d’écriture ». Le lecteur est devant un livre du XXIe siècle dont l’écriture ne rappelle en rien celle que l’on pouvait pratiquer au IIIe siècle. Ce n’est pas un pastiche et l’on n’est pas choqué par des anachronismes manifestes ; c’est juste le ton qui n’y est pas. On ne peut pas faire dire à un pythagoricien du premier siècle qu’un « dieu est une présence qui a du sens » ni préciser qu’un « signe est un relais du sens » : ces thématiques de la présence et du sens sont étrangères à la pensée antique.
On peut féliciter notre auteur de cette prise de distance ou rester dubitatif.