À boulets rouges

Encore, texte très dur qui valut le prix Médicis étranger à l’écrivain et scénariste turc Hakan Günday (traduit par Jean Descat, Galaade, 2015), mettait en scène un personnage, passeur de clandestins, qui n’est pas sans rappeler Zamir, au cœur de son nouveau roman du même nom. Avec son style expressionniste, l’auteur n’épargne personne. Situé étonnamment dans le passé, il flirte avec la politique-fiction et le fantastique. Au pas de charge (c’est un admirateur de Céline), Günday règle ses comptes avec l’Orient comme avec l’Occident, chacun pourvoyeur de violence à sa manière.

Hakan Günday | Zamir. Trad. du turc par Sylvain Cavaillès. Gallimard, coll. « Du monde entier », 426 p., 23 €

« C’est donc ça : tout dans l’univers est un shrapnel. Et ce qui est en expansion, en réalité, c’est un nuage de shrapnels. » Ainsi commence le récit dont le personnage principal est tout d’abord un bébé défiguré par une bombe remplie de billes de métal. L’homme qui rit de Victor Hugo aurait-il inspiré Hakan Günday ? Quoi qu’il en soit, si Gwynplaine causait l’hilarité générale au XIXe siècle, à notre époque Zamir suscite la compassion. Aussi est-il pris en charge par une ONG caritative dont il devient l’emblème et « le mendiant » de luxe. Elle lui fait réciter, devant des publics choisis, des anecdotes mensongères pathétiques pour lever des fonds. À bonne école, il va devenir lui-même un grand manipulateur, mais pour la bonne cause.

Le roman est dédié à « toutes ces femmes tuées parce qu’elles étaient des femmes ». Ainsi la jeune Haline, mariée de force à un paralytique de 81 ans, et violée par le fils de celui-ci, qui va se rouler sur un champ de mines à la frontière turco-syrienne. Cela horrifie la petite Zerre qui, mariée plus tard, elle aussi, contre son gré, juste après son accouchement, s’empare d’une arme, et tue mari, mère, imam et chef de village. Avant de se suicider, elle a eu soin d’introduire son bébé dans un camp de réfugiés où les conditions de vie sont meilleures que dans son village turc qui n’intéresse personne. C’est dans ce camp que le bébé est défiguré par un attentat que nul ne revendique. Le chirurgien norvégien qui l’opère ne s’en relèvera pas. À l’issue d’une longue intervention, il sauve l’enfant mais, horrifié, abandonne son métier et devient alcoolique…

Hakan Günday, Zamir
Un promoteur de l’hygiène dans une ONG européenne rend visite à une famille d’un camp au nord de la Syrie © CC BY-NC-ND 2.0/EU Civil Protection and Humanitarian Aid/Flickr

Si la violence physique ouvre le roman, cynisme et corruption prennent la suite. Zamir, à qui l’on a appris à mentir, grandit dans le sein de l’ONG prospère et manipulatrice « All for All » dont il devient une pièce maîtresse, à savoir « un faiseur de paix ». Il voyage dans le monde entier pour tenter d’éteindre les conflits par tous les moyens. Il connaît bien les dictateurs dont il livre une description caustique. Ceux d’Asie centrale « avaient une gravité de Politburo » et ressemblaient à « de modestes bureaucrates » puis « faisaient ériger une statue de 40 mètres de haut à leur effigie ». Ceux d’Amérique « parlaient comme Che Guevara et se comportaient comme Pablo Escobar ». Au Moyen-Orient, si l’argent coulait à flots, les chefs étaient « aussi dépourvus de relief que le désert sur lequel ils vivaient ». Les dictateurs africains, « incarnation de l’incohérence et du déséquilibre », « parlaient vite, guerroyaient vite, même la paix, ils la faisaient vite ». Zamir, pour éviter un conflit, n’hésite pas à manipuler l’un d’eux, qui croit naïvement qu’il est convoqué par les douze familles qui dirigent le monde. Il s’aventure aussi à parlementer avec des groupes dont l’origine est douteuse. Avec sagacité, il réussit à contenir partiellement leur brutalité.

La Turquie est aussi bien présente à travers son dirigeant charismatique, qui fut une vedette de la télévision, ventriloque de son état, faisant habillement parler des marionnettes. Celui-ci organise un référendum avec comme question : « Allah existe-t-il ? » En cas de réponse positive, il ne suffira plus de lire le Coran mais il conviendra d’écouter le gouvernement qui sera « l’unique allocutaire de la parole d’Allah ». La république islamique n’est pas loin ; « toute ressemblance avec… ». Les chefs religieux ne sont pas oubliés, capables qu’ils sont d’émouvoir les foules par leurs pleurs pathétiques alors qu’ils ordonnent – triste devoir – la mise à mort de leurs adversaires.

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L’Occident, à son tour, est lourdement brocardé par l’intermédiaire de ses ONG. Pour Zamir, « il était possible de mesurer le degré d’abus dans une ville d’après le nombre d’associations caritatives qui s’y trouvaient. Capitale du capitalisme, New York était donc le centre du secteur caritatif qui, après tout, ne pouvait prospérer que là où la justice des revenus était inexistante ». Les pauvres, abandonnés, sont à la merci des riches qui se comportent comme « ces mafias qui se lancent dans les bonnes œuvres ». Les ONG profitent des situations dramatiques pour exister et sont contraintes, vu leur nombre, d’user de toutes les stratégies pour accumuler des fonds. Les organisations caritatives ne sont rien d’autre que des entreprises : « Car se proclamer organisme à but non lucratif, c’était déclarer que l’on se montrerait, tôt ou tard, capable de n’importe quelle escroquerie pour rester debout ». Il ajoute : « Le gros des revenus ne se trouvait pas dans le profit mais dans l’arnaque ».

Le personnel des ONG n’est pas épargné : Jacinta, la mère adoptive qui n’a jamais pu supporter un conjoint, a compris qu’elle ne serait jamais heureuse avec des gens qu’elle connaissait, et a donc décidé de se consacrer au bonheur de ceux qu’elle ne connaissait pas… Plus grave, une directrice s’empare des bébés égarés pendant la guerre de Syrie, non pour les restituer à leur famille, mais pour les vendre en Suisse où elle considère qu’ils seront bien plus heureux, tout en empochant les fonds de la transaction. Zamir ironise aussi sur les « observateurs » qui n’ont aucun lien avec la réalité. Tout semble fonctionner normalement en leur présence mais, une fois qu’ils ont le dos tourné, le chaos se réinstalle. Les plus lucides s’en rendent compte et démissionnent mais ils sont remplacés par des « imposteurs ». Et qui sont parfois pédophiles alors qu’ils sont censés observer les violations des droits humains sur les enfants ! Dans ce monde infernal, les Palestiniens disparaissent mystérieusement de la Cisjordanie. On s’inquiète, puis on apprend qu’ils ont choisi de vivre dans des grottes « Puisque Israël et la Palestine ne parviennent pas à rester côte à côte, que l’un vive sur terre et l’autre en dessous ». Le roman est écrit en 2021…

Hakan Günday, Zamir
Hakan Günday (2024) © Francesca Mantovani/Gallimard

Zamir pense : « Chacun dans ce monde abrite en lui un monstre impitoyable et fait son possible pour le cacher ». Cela lui est facile car il ne peut ni rire ni pleurer et parvient à mentir sans que ses traits le trahissent. Il reconnaît qu’il ne sent plus d’humanité en lui : « Je ne savais pas partager. Ni le bien, ni la beauté, ni ma douleur. Je ne l’avais jamais appris. Pourtant, c’était une organisation caritative qui m’avait élevé. Ou plutôt : parce que c’était une organisation caritative qui m’avait élevé ». S’il cherche à faire la paix, « il voyage d’une haine à l’autre », écœuré par la violence et l’hypocrisie du monde. Il sait que les États-Unis ont fabriqué un ennemi public numéro 1 en la personne d’un Indien sioux, Oglala, pour redonner une unité au pays. Il n’ignore pas non plus que les Allemands, qui ont envoyé leurs SDF dans les montagnes de la Forêt-Noire dans le cadre de la politique « villes propres », s’apprêtent à voter « la loi des Adieux ». Elle permettra de faire réémigrer les cinq millions de Turcs dans leur pays d’origine. Leurs sentiments à l’égard des autochtones sont jugés haineux, et l’on considère que les réfugiés doivent retourner chez eux pour lutter courageusement contre leurs dirigeants, au lieu de se terrer « dans un havre pour les lâches ». Il est vrai que des esprits plus tolérants avaient songé à les regrouper dans « des camps d’assimilation », c’est-à-dire de rééducation culturelle à la manière des Chinois pour les Ouïghour. Le gouvernement turc a fait savoir qu’il était d’accord pour recevoir ses anciens ressortissants si l’Allemagne était prête à lui verser 4 000 € par individu.

Dans cet ouvrage, la violence permanente n’a rien de gratuit ou de complaisant mais correspond à toute une conjonction de malheurs, de manœuvres machiavéliques, de cupidités et de cruautés. Ce jeu de massacre et les formules à l’emporte-pièce ne sont pas vaines et peuvent inciter à réfléchir sur les dessous des ONG que Günday noircit à plaisir et accable, certes exagérément. En arabe, zamir veut dire « conscience », « attention véritable ». De fait, le personnage revendique un franc cynisme qui lui a été instillé par une éducation perverse. Toutefois, sa tâche l’accable et il peut sombrer parfois dans la bouteille. Il sait bien qu’il ne fait pas la paix mais retarde la guerre. « C’était ça notre métier. Agenouillés sur la plage, nous repoussions l’océan de nos paumes ». Il ne se sent guère aidé par le Palais des Nations de la SDN qui, devenu le siège de l’ONU à Genève, se comporte comme « un bureau de comptables » calculant coûts et profits des guerres. 

Nonobstant, le paradoxe est qu’il accomplit le bien avec des moyens répréhensibles… mais a-t-il le choix face à des sanguinaires amoraux ? Son inhumanité est d’ailleurs loin d’être totale. Dans ses bagages, il transporte toujours un violoncelle dont il ne sait pas jouer mais dont, un jour, il pourrait apprendre à se servir. Il a même fait un rêve dans lequel il parvient à arrêter le bras de Caïn et à apaiser sa colère ! Il se demande alors : « Si Caïn n’avait pas tué Abel, dans quel monde vivrions-nous aujourd’hui ? »


Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.