Au moment où l’on réexamine patiemment les stratégies et les leçons militaires offertes par les deux Guerres mondiales du XXe siècle, il est aussi bien des enseignements à tirer des mouvements démocratiques des années 1980. La guerre « chaude » a tendance à faire oublier ce qui s’est joué lors de la Guerre froide, parfois confondue avec le « post-soviétisme » ou les dérives illibérales.
Jean-Yves Potel (membre du comité de rédaction d’EaN) renoue avec ce fil perdu, en faisant resurgir de ses archives propres et de sa mémoire moins des « événements » que des personnages pivots, fruit de rencontres ou de conversations à travers livres et textes. Dans D’une autre Europe, il nous parle de temps semblant lointains où les pays « issus du pacte de Varsovie », selon l’appellation officielle, secouaient le rideau de fer, chacun à sa manière, sans avoir conscience de la coïncidence entre leurs différents pas de côté, sans imaginer qu’ils étaient en train de contribuer à ce que l’on appelle aujourd’hui un tournant de l’histoire : ce « moment européen » à la charnière des années 1989-1991.
Ce n’est pas un hasard si l’introduction de cet ensemble de textes commence par le mot « incertitudes ». Issus du monde totalitaire, ces différents acteurs ne peuvent franchir les frontières et ruminent souvent pour eux-mêmes ce qu’ils imaginent d’un autre avenir, un univers qui se bâtit à tâtons, où la pensée politique est davantage issue de l’imaginaire ou d’un absurde transformé que de doctrines qui n’ont plus cours. Là est la force de cet ensemble qui lie intimement le monde de la société à celui de la culture. Les personnages appelés par Jean-Yves Potel à s’expliquer, à rêver ou à se souvenir sont tous issus de mondes qui n’auraient normalement pas dû connaître un tel devenir : qu’il s’agisse du romancier roumain Dan Lungu, du dramaturge devenu chef d’État Václav Havel, de l’historien médiéviste Karol Modzelewski qui jouera un rôle de premier plan dans le mouvement Solidarność en Pologne, d‘Olga Tokarczuk qui obtiendra le prix Nobel de littérature, ou de la cinéaste Hanna Krall, tous tracent les liens entre des familles qui se connaissent ou pas, mais qui vont appartenir à un monde en train de se métamorphoser, sous leur impulsion.
C’est là le caractère le plus étrange de cette éruption quasi volcanique d’un continent qui émerge en une décennie, sans savoir au juste au départ ce dont elle est porteuse. On ne parle pas de « révolution », mais de « transformations », de réformes, de « troisième voie », ce qu’Adam Michnik appellera le « nouvel évolutionnisme », synthèse entre révolution et réforme, opérée par des mutants. À l’intérieur du monde « totalitaire », ceux-ci traquent les interstices, espaces limités mais où il est possible de commencer à formuler un autre monde, une autre Europe, une « alternative » qui ne portera ce nom qu’a posteriori ou de l’extérieur. C’est la victoire des « sans-pouvoirs », selon l’expression de Havel, ou celle des « apprentis sorciers », notera Modzelewski. Ces sans-pouvoirs ont utilisé d’autres armes que la politique pour revenir à elle, nettoyée de son usage abusif. Un « moment européen par excellence », écrit l’auteur, qui n’a ni le même départ ni la même densité pour chacun d’entre eux : on entre dans une autre mesure du temps. « Ce printemps n’a duré que huit mois », soupire le pragois Antonin Liehm, on ne parle plus que de l’onde de choc des 17 mois de Solidarité, alors que l’écrivaine Gabriela Adamesteanu raconte avoir été sûre que le régime en place durerait longtemps, « plus que ma propre vie ». Le temps du régime est ainsi coincé entre une éternité et la brièveté de quelques déflagrations qui vont le faire tomber.
Au Kosovo, la romancière et journaliste Sevdije Ahmeti pointe du doigt la coïncidence entre émancipation féministe et politique. Avec l’éclatement de la Yougoslavie, une autre phase surgit, qui n’exclut plus la violence : une « guerre sale, féroce, honteuse, dont les principales victimes étaient civiles. Une de ces guerres devenues banales à la fin du XXe siècle, et si courantes dorénavant ». La violence rétrospective viendra aussi de la prise de conscience d’un autre territoire mal connu alors, disparu, celui de la Shoah, marquant une nouvelle coïncidence. « Je n’ai pu concevoir Auschwitz qu’à travers l’expérience vécue du totalitarisme qui a suivi », note Imre Kertész.
En quoi la publication de ce recueil est-elle importante aujourd’hui, en ces moments où l’Europe tangue entre conflit militaire, élargissement et mouvements populistes ? En 2005, après avoir quitté le pouvoir, Havel raconte : « j’ai expliqué avec l’emphase qui convenait à l’époque, que je rêvais d’un État qui serait aussi l’État de l’esprit ». C’est à ces états de l’esprit d’une époque encore en suspension que Jean-Yves Potel nous offre de revenir, pour y trouver une autre manière de sortir d’impasses qui semblent dans l’immédiat insurmontables.