Notre chronique nous mène aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Lyon où s’est tenue il y a peu une exposition consacrée aux ruines.
20 place des Terreaux, 1er arrondissement de Lyon – Du vestige romain, du bris japonais, du fragment mexicain, de la stèle arménienne, des décombres syriens, des restes nazis… de la ruine en vrac et par morceaux, façon relique, encadrée ou sur piédouche, peinte, dessinée, gravée, sculptée, photographiée, en relique ou même tissée, en ces derniers jours d’exposition, le musée des Beaux-Arts de Lyon attire une véritable foule d’amateurs venus y dénicher leur petit pan de ruine comme on va chez l’antiquaire prendre son bien.
Ils n’y ont, en vérité, que l’embarras du choix ; éventuellement aussi l’inconvénient de la surprise. On s’étonne en effet un peu de voir sous de belles pièces papoues pas du tout abîmées une corde de comptage généalogique marquisienne, elle aussi en bon état, et en face de cette première vitrine une autre dans laquelle se dresse une belle statue funéraire pakistanaise. Mais c’est que la ruine implique la mort et avec elle la mémoire, suggèrent l’exposition et le catalogue qui l’accompagne.
Que cette implication n’ait pas partout les mêmes résonances ou que le mot même de « ruine » tel qu’on en discourt procède d’un regard situé en un certain lieu et à une certaine époque semble moins importer ici que la volonté de lui donner une assise extrêmement large, où l’anthropologique l’emporte finalement sur l’historique, au risque d’embarquer le tout dans une histoire anthropologiquement centrée.
Ailleurs, l’accrochage côte à côte d’une photographie des ruines du crématorium d’Auschwitz-Birkenau par Roberto Frankenberg (Traces, 2011-2014, collection de l’artiste) et d’une autre de Sophie Ristelhueber montrant une route de Cisjordanie que des colons israéliens ont coupée en y jetant un tas de pierres (WB#7, 2005, galerie Poggi) paraît là aussi répondre à un parti pris plus formaliste qu’historique. Dans l’un et l’autre cas, en effet, la nature recouvre ce que l’homme a fait ; et le risque, cette fois, revient à calquer l’analyse sur son objet, puisque la ruine projette l’image d’une culture naturalisée.
Sauf qu’inévitablement, à ce compte-là, n’importe quelle fabrique, comme on disait à la grande époque de la peinture de paysage, équivaut à n’importe quelle autre pourvu qu’elle déclenche la fameuse « poétique des ruines » dont Diderot annonça l’avènement. Toutes les ruines, pourtant, ne s’équivalant pas, toutes ne sont pas également poétiques. Même Chateaubriand distinguait les ruines « ouvrages du temps » des ruines « ouvrages des hommes », les premières n’ayant « rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès des ans », tandis que « les secondes ruines sont plutôt des dévastations » ; lesquelles, précisait l’auteur du Génie du christianisme, « n’offrent que l’image du néant, sans une puissance réparatrice ».
Les contributeurs du catalogue ne l’ignorent évidemment pas, qui écrivent quant à eux, par les voix d’Alain Schnapp, co-commissaire, et de François-René Martin, qu’« après les destructions massives, les exterminations et les guerres la notion même de ruine a été profondément modifiée ». Les rapprochements qui y sont opérés permettent toutefois de douter que l’exposition donne la mesure véritable de cette modification dès lors qu’on n’y parle pas de rupture. En sorte qu’en s’asseyant à la grande tablée garnie de reliefs de toutes sortes et de toutes provenances à laquelle les visiteurs sont conviés, il y a quelque chance que leur goût en la matière s’égalise au lieu de s’aiguiser.
S’il est vrai que le reproche d’hétéroclisme que l’on se plaît à formuler contre les expositions actuelles est à peu près dénué d’intérêt tant qu’il se borne à habiller le rabat-joie en esthète, il en acquiert en revanche un peu plus quand il pointe un manque de regard critique porté sur les œuvres rassemblées pour l’occasion, et un peu plus encore si ce défaut touche le thème ayant présidé à leur réunion. Or, en l’espèce, c’est-à-dire sous la forme d’une collection assez neutre quoique savante d’images de ruines ou d’icônes ruinées, cette critique est quasiment absente.
Tout se passe en somme (car il ne s’agit pas exactement de la première exposition sur le sujet) comme si l’on continuait à penser les ruines à la manière de Diderot et de Chateaubriand en leurs temps, sans imaginer, de surcroît, fût-ce par un détour anachronique, que les deux écrivains ont pu dire plus ou autre chose que ce qu’ils ont effectivement écrit. On aurait, par exemple, pu s’attendre à ce qu’en plaçant en exergue de l’exposition la fameuse citation du second – « Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines » –, ses concepteurs aient imaginé qu’un tel attrait, puisqu’il ne s’avoue pas, pourrait bien avoir quelque chose non pas simplement d’intime mais aussi de suspect.
Partant, il eût été envisageable de tirer une ligne généalogique – soupçonneuse, donc – allant de la commande par Frédéric II d’un paysage de ruines antiques (le Ruinenberg) face à son charmant château de Sans-Souci, « pour mieux méditer sur la caducité de l’existence », indique Marc Sagnol dans l’intrigant « Ruinier » figurant en annexe du catalogue, jusqu’à celle de Hitler (grand admirateur du despote prussien supposément éclairé) exigeant qu’on anticipât sur l’apparence ruinée qu’auraient les réalisations architecturales du Troisième Reich une fois celles-ci dévastées. Dans cette lignée, l’intéressante notion d’« idolâtrie iconoclaste » qu’introduit Yves Le Fur dans sa propre contribution aurait alors pris une dimension politique sur laquelle l’éminent conservateur du musée du Quai Branly ne s’arrête finalement pas.
Non plus que ses collègues. Pourtant, si la « poétique des ruines » garde bien aujourd’hui encore quelque attrait, il serait temps de soumettre à examen la politique des ruines qu’elle sous-tend, comme le font certains artistes. En reproduisant au graphite des photographies d’Hiroshima après le bombardement, Éric Manigaud cherche, par exemple, une voie plastique médiane entre le documentaire et l’artistique, une voie qui éviterait la grandiloquence du diptyque de Dove Allouche (Chausse-trappe_gauche et Chausse-trappe_droite, 2012, collection de l’artiste) ou du polyptique de Pascal Convert (Grotte dite des Talibans, 2018, CNAP), comme elle se détacherait de l’aura passablement forcée des clichés d’Anselm Kiefer (encore échappe-t-on pour une fois à ses peintures de plomb).
Dans cette voie intermédiaire et irrésolue frayent aussi les héliogravures de Misha Zavalniy (The Gorenka Chronicles, 2022, collection de l’artiste) ou les tapisseries exécutées d’après des montages photographiques chaotiques et en réalité fantasmatiques d’Ailbhe Ní Bhriain (Intrusions, 2022, musée d’Art contemporain de Lyon). À l’inverse, suivant l’incontournable exemple des époux Becher, d’autres artistes (Mathieu Pernot, Alexis Cordesse) adoptent une forme documentaire qui, dans certains cas (Paul Virilio, Yves Marchand et Romain Meffre), flirte avec le pittoresque à la façon dont les ruines figurées avec emphase lorgnent vers le sublime, comme si l’artiste devait nécessairement toucher l’un ou l’autre de ces deux bords lorsqu’il se penche sur le sujet.
Aussi n’est-ce guère rendre justice aux vues de Cologne qu’a prises avant et après la guerre August Sander que d’y déceler quelque « mélancolie discrète derrière la rigidité documentaire » comme le fait Christian Joschke. D’une part, parce que la rigueur de Sander est autre chose que de la rigidité, et, de l’autre, parce que c’est là rabattre sur sa photographie un sentiment que leur « nature » – celle de dévastations – a rendu historiquement problématique, sinon esthétiquement caduc.
« L’effet de ces compositions », relevait Diderot dans l’extrait qui se termine sur sa « poétique des ruines », qu’elles soient « bonnes ou mauvaises » (l’incise n’est pas superflue) « c’est de vous laisser dans une douce mélancolie », concluait le philosophe. Pour leur part, les décombres de Cologne ne suscitent guère cette langueur de vue qu’y décèle le philosophe et qu’il juge propice à l’imagination. Pas plus que les figures cadavériques qu’a peintes Zoran Music dans Nous ne sommes pas les derniers (1972, musée national d’Art moderne) ne permettent vraiment de penser, comme le soutient Pierre Wat, que l’artiste y « opère une forme de remontée mémorielle qui entraîne les corps dans un redoutable et splendide mouvement d’exhumation ». Si les visiteurs du musée de Lyon avaient pu comparer cette peinture de cadavres loin venus des camps nazis avec l’un des paysages épuisés de Music, ils auraient pu constater que celui-ci exhume moins en vérité qu’il n’enfouit ses figures ruinées et la nature avec elle.
Mais là encore, comme pour Chateaubriand, il eût peut-être fallu lire Diderot à rebours, en soupçonnant cette fois sous son expression une pointe d’ironie. L’exposition donne en effet l’opportunité de vérifier que, face aux peintures de ruines d’Hubert Robert (dont on se demande au passage quand on ne les a pas vues pour la dernière fois), par exemple, chacun peut bien sentir qu’au moment où, en les contemplant, il sent monter en lui « une douce mélancolie », celle-ci se confond presque aussitôt avec un sentiment de doux ennui. Le peintre de la Vue imaginaire de la galerie du Louvre en ruine (1796, musée du Louvre) le savait d’ailleurs aussi bien que ses prédécesseurs qui tous s’évertuaient à animer de figures leurs inamovibles décors (Jean Cousin le Père allant, vers 1550, jusqu’à y camper un enfant nu poursuivant de son jet d’urine deux de ses petits camarades jouant à califourchon devant lui).
De même que l’affinité qu’entretiennent les ruines avec le pittoresque et le sublime se fonde sur leur caractère fragile et fugace, de même leur sympathie avec l’ennui viendrait quant à elle de ce qu’à la longue elles s’avèrent interminables, au point qu’on jurerait que certaines ruines réclament tout bonnement qu’on en finisse avec elles (là où la conscience historique exige naturellement qu’on les préserve). À moins qu’il ne s’agisse de dévastations, précisément.
L’ennui n’étant pas dénué de qualités heuristiques, il conviendrait en effet de se demander, à l’intersection du politique et de l’esthétique, non plus seulement pourquoi les ruines provoquent de si sublimes visions parmi les tyrans de toutes les époques, mais dans quelle mesure elles ont pu contribuer à prolonger l’apathie dans laquelle restaient par exemple plongées les masses allemandes au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Peut-être découvrirait-on alors, non pas uniquement quelles traces les ruines laissent dans l’histoire, mais l’état d’esprit qu’elles impriment aux personnalités d’un temps.