La nostalgie n’interdit pas d’avoir l’esprit combatif. L’attachement à sa terre natale n’empêche pas l’humour et n’est pas le fait exclusif de personnes d’âge mûr. Karim Kattan est un écrivain jeune. Il est né en 1989 à Bethléem, il y a grandi et il écrit en français (et en anglais). Le palais des deux collines a été publié en 2021, bien avant la guerre déclenchée par les massacres du 7 octobre 2023, mais le roman vient de reparaître en poche chez Elyzad, son éditeur tunisien. C’est un petit palais de papier au rythme enlevé, à la trame éclatée, au ton à la fois stupéfié, enragé et aimant. C’est aussi l’occasion de découvrir ou redécouvrir une Palestine antique mais menacée, que l’écrivain sauve du piège réaliste en la voilant d’une brume magique inattendue.
Le récit a plusieurs débuts, plusieurs portes d’entrée. La première ouvre sur un narrateur qui dit « je » et s’en va, quitte Jabalayn, son village natal, conduit à l’aéroport et envoyé dans un internat ; il a l’âge de l’enfance ou de l’adolescence. Sur la page suivante, le même narrateur, adulte, s’adresse à un amant qu’il a quitté – autre départ – et à qui il avoue un meurtre : « Un homme mais un colon. Un colon mais un homme ». Est-ce vrai ? L’a-t-il rêvé ? Le redoute-t-il ? Quelle est la main qui tira ? Deux yeux couleur d’or font-ils un homme ? La question reste en suspens. Puis une troisième porte s’ouvre et le narrateur, bientôt nommé Faysal, dévide le récit d’une enfance en Palestine, dans un village au pied de deux collines dont l’une est couronnée par un palais, un fabuleux restaurant familial où tous allaient discuter et festoyer.
Le roman se présente sous la forme d’un chapelet de scènes brèves, de dialogues, de confessions adressées à l’ancien amant, de monologues du narrateur et des membres de sa famille qui ont fait celui qu’il est devenu. Les dates ne sont jamais précisées, le temps est un éternel aujourd’hui qui a déjà le goût du passé et le son funèbre d’une disparition en cours. Faysal est seul dans ce palais abandonné, se rappelle, observe des photos, fait parler les morts, exploitant cette figure appelée prosopopée pour que flambe l’imagination et s’estompe le réel. Les séquences s’enchaînent et son moi semble se dissoudre et se laisser porter et envahir par des voix.
Où que son esprit divague, quel que soit celui ou celle qui se rappelle à sa mémoire, des wiswiswis murmurent à son oreille. Sont-ce les craquements du palais abandonné ? Des esprits ? Le Dieu qu’il allait prier à la messe, enfant ? La dissociation d’un narrateur qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’auteur ? L’expression de sa culpabilité qui affleure régulièrement ? Le ricanement d’un diablotin qui sait que c’est peine perdue : le palais, le pays, la Palestine, tous sont voués à l’effacement ?
Les wiswiswis ont le son léger et acide d’un sifflement difficile à définir, loin de la radio qui égrène des nouvelles de l’extérieur : comprenez les Forces Armées de Judée-Samarie prêtes à débarquer à tout moment, poursuivant une invasion consentie par la communauté internationale qui assiste, faussement impuissante, à la lente agonie d’un peuple. Éclaté en une multitude de voix et de points de vue, le récit n’est pas la condamnation univoque d’une colonisation aussi rampante que violente. L’envahisseur change de nom, comme la Palestine, réduite à ce non-lieu baptisé Cisjordanie ; les Israéliens sont tour à tour moqués, tolérés comme des frères, méprisés par une tante qui se vit comme une grande aristocrate (elle-même gentiment chambrée par son neveu), craints parce qu’ils ont pour eux la force et que la Force, l’histoire le montre, souvent l’emporte. Ils sont vus et tenus à distance au filtre d’un humour féroce, souvent noir, arme imparable de l’occupé contre l’occupant, mais arme impuissante.
Néanmoins, ils ne dominent pas le récit. Le palais des deux collines est l’histoire d’un homme seul, orphelin, né une nuit de « lune bédouine », dernier d’une lignée de la bourgeoisie palestinienne flamboyante, sans descendance si ce n’est celle que proposent des catalogues de procréation à la demande. Triste modernité qui ne semble pas l’attirer. Faysal préfère inverser l’ordre des générations et donner renaissance à sa parentèle où brillent les oncles, les tantes, les grands-parents et les arrière-grands-parents, les légendes, les noms qu’on s’invente, la fierté, la résistance chevillée au corps…
… et le nez. Il faut lire, pour le comprendre, les pages désopilantes sur les femmes de la famille dont le nez a été refait parce que c’est un signe de distinction, un symbole de raffinement et la preuve de l’assimilation des langues étrangères – français, anglais ou italien. « Je peux relever avec précision le moment où la langue étrangère a fait irruption chez les femmes, écrit Faysal. Par la même occasion, il y a eu métamorphose des traits féminins. » Ainsi s’opère le mariage entre de vieilles familles de commerçants palestiniens et les Européens arrivés sur cette terre, berceau des trois monothéismes.
Les fragments du récit sont unis par une réflexion jamais pesante sur ce que signifie avoir une « terre », y être né, en être expulsé, imaginer devoir vivre sous celle-ci. « Nous nous ferons cafards s’il le faut, innombrables et impossibles à tuer », déclare un des personnages. D’autres qualifications frappent autant, qui définissent la Palestine comme « le pays le plus saint du monde », ou, au contraire, l’invoquent sous un jour éminemment personnel : « mon pays peut-être, mon pays hésitation, mon pays abricot ». Le jour de Noël, face à l’église de la Nativité, le narrateur songe : « C’est drôle de se dire, Noël dans un pays vide. » Le roman approche alors de la fin, l’auteur se dépouille de ses habits réalistes et exploite son lyrisme jusqu’au moment où il file vers le merveilleux. Le récit prend feu, Jabalayn s’enflamme, le palais des deux collines brûle, les vivants et les morts se mêlent et l’histoire s’achève, ou ne s’achève pas, dans une forme de stase nommée Paix. Où sommes-nous désormais ? Que reste-t-il ? Un pays mémorialisé, c’est tout ?