S’il retrace la vie d’un homme, ce livre de Jean-Charles Szurek n’est pas une biographie, ni même à proprement parler une autobiographie. « Homme méthodique », Gabriel Ersler (1913-2006) a accepté de relater son parcours en tant que sujet politique à un sociologue, spécialiste du communisme et des relations judéo-polonaises, dont il était proche. À une condition : que son témoignage soit retranscrit tel qu’énoncé. Une façon de rester maître de son histoire. Il est vrai que s’il n’avait pas été aidé par les questions de son interlocuteur, il n’aurait pu mobiliser à ce point sa mémoire qu’il articule autour de trois séquences : la guerre d’Espagne, la Résistance en France, la prison en Union soviétique.
De la vie privée de Gabriel Ersler, on apprendra peu de chose, comme en passant. Les hommes de sa génération n’étaient guère enclins à en parler. On sait seulement qu’il était né dans une famille juive en Pologne, pays qu’il quitta pour aller faire des études de médecine en Suisse et que, pour lui, autre trait d’époque, être juif était secondaire et accidentel. À l’issue d’un court séjour en Palestine en 1932, le temps de constater que ces terres-là étaient déjà occupées, il se détourne du projet sioniste.
« L’Espagne, c’est le vert paradis de la mémoire antifasciste », écrivit dans Quel beau dimanche Jorge Semprún, qui avait le sens de la formule. Gabriel Ersler se dit « habité par l’Espagne ». Cet engagement fut l’affaire de sa vie (de même que Conchita, qu’il y rencontrera et qui le rejoindra plus tard en Pologne, sera la femme de sa vie). Il rallie les Brigades internationales en 1937. Il n’est pas encore communiste, le deviendra en Espagne. Comme d’autres, il est alors résolument antifasciste et hostile à tout nationalisme, « y compris, sinon surtout, au nationalisme juif ». Il part en Espagne comme médecin dans un transport organisé par les communistes. Les Juifs y étaient nombreux mais ne faisaient aucune allusion au fait qu’ils étaient juifs. Sur les cinquante-cinq médecins que comptait le groupe polonais, un seul n’était pas juif. À leur arrivée, les Brigadistes reçoivent de l’argent pour les cigarettes et pour le vin. Le vin, c’était un vrai problème. « Les Polonais se saoulaient, mais les Français étaient les pires […] Écoute… le vin… en Espagne… ils en buvaient tous. Ils étaient saouls à tel point que parfois, les soldats n’étaient pas capables d’aller au front ! » Direction Albacete, la base des Brigades internationales, où se trouvent des hôpitaux pour les Brigadistes.
Mais lui veut aller au front, rejoindre la Brigade polonaise Dombrowski, ce qui nous vaut une description du quotidien dans ladite brigade, notamment celle de son bordel qui le choque. On n’en apprendra guère sur le combat mené par les communistes contre le POUM, d’origine trotskiste, et les anarchistes, peut-être n’en a-t-il pas été directement témoin, mais, de toute façon, ces derniers ne trouvent pas grâce à ses yeux : ils sont trop rebelles à l’organisation, et ce qui convainc Ersler à rejoindre les communistes, c’est précisément leur capacité d’organisation. Et puis, les armes venaient d’URSS. « Quand même, la Russie, les Russes, c’étaient eux qui appuyaient la République, c’était grâce à eux que nous pouvions lutter ! Et ça m’a énormément influencé. » Rien ne filtre sur le front espagnol des procès de Moscou. Comment auraient-ils pu être au courant ? On leur cache que le Parti polonais a été dissous (en 1938) : « C’était mieux pour le moral ». Il évoque une exécution pour indiscipline et quelques autres souvenirs éprouvants, mais ces liens tissés entre les anciens d’Espagne seront à l’origine d’une indéfectible complicité. Les solidarités qui se nouèrent en Espagne, estime son préfacier et interlocuteur, Jean-Charles Szurek, allaient cimenter un milieu socio-politique retrouvé dans la Résistance. « L’élan pour défendre la république espagnole, dit-il encore, n’eut guère d’équivalent dans l’histoire des solidarités humaines au XXe siècle ». C’est plus que probable. En a-t-on assez analysé les ressorts qui permettraient justement de comprendre la question centrale de l’engagement propre au siècle dernier ?
S’en suivront pour Ersler la défaite et la Retirada, ce repli sur la France en 1939, puis les séjours dans les différents camps d’Argelès, de Gurs, du Vernet…
Vint le temps de La Résistance : la France était « foutue », mais il veut y rester. Combattre. Il est impressionné par l’impréparation française, une ligne Maginot qu’il suffisait de contourner… Il se met à la recherche du PCF, dont on attend des consignes, s’évader ou non des camps d’internement, mais le Parti est aux abonnés absents. Certes, il évoque le choc du pacte Ribbentrop-Molotov, entre Hitler et Staline en août 1939, la demande du PCF à l’occupant allemand de faire reparaître L’Humanité, mais cela va vite changer avec l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, le 22 juin 1941. Il est alors chargé de réorganiser la Main-d’œuvre immigrée (MOI) en zone Sud, apprend à faire des faux papiers et en vend pour procurer de l’argent au réseau : il faut acheter les émetteurs en pièces détachées. Contrairement à d’autres agents de l’URSS comme Richard Sorge et Leopold Trepper qui ont suivi une formation, Ersler est un autodidacte en la matière. « Un drôle d’agent, même pas payé par les Services soviétiques. » Il reçoit un code : « Chaque lettre correspond à un chiffre, mais chacun de ces chiffres on le modifie en le multipliant, en ajoutant ou en soustrayant un chiffre convenu. Par exemple, la lettre G, c’est le n° 8. Mais tu annonces au début du message que tu déduis 3 de chaque chiffre, c’est-à-dire G devient 5 – et c’est valable seulement pour ce jour-là… Tu vois quelle complication ? »
On est stupéfait par l’intelligence qu’il déploie pour mettre en place des radio-émetteurs, rejoignant plus tard l’un des principaux réseaux français de renseignement soviétique dirigé par un résistant impressionnant, Robert Beck, lequel tombera après qu’une agente soviétique envoyée par les Services eut donné sous la torture toutes les adresses : « Comme elle était malade, nerveuse, il n’a pas fallu la torturer au 3e degré pour la faire parler, elle a tout donné… » On dirait presque qu’il lui en veut encore. (Il faut dire qu’elle n’était pas belle à ses yeux, lui qui ne manque jamais de préciser le physique de la personne dont il parle, sa mémoire semblant sur ce point étonnamment vive.) Il est arrêté un jour à Marseille en septembre 1942 et finalement libéré sous caution par le procureur. Signe d’une « résistance molle dans la magistrature » ? Il mentionne des actions de sabotage, comme la vente aux Allemands d’oranges empoisonnées, mais aussi des actions inutiles qui ont coûté la vie à maintes personnes. Il rappelle la consigne de l’URSS de ne pas faire de sabotage sans en avoir reçu l’instruction. C’est ce qu’aurait fait Robert Beck, obéissant à un ordre du Parti. La consigne selon laquelle le réseau qui pianote ne devait pas être celui qui sabote n’aurait pas été respectée, mais, sur ce point, la confrontation du récit de Ersler avec les archives policières françaises montre que si des informations se recoupent, d’autres divergent.
Jusqu’au jour où les contacts cessent soudain. Il veut comprendre et décide de se rendre pour cela à Moscou en effectuant un périple invraisemblable. Faussaire expérimenté, il détient des papiers aux multiples identités et gagne l’Union soviétique en passant par l’Afrique du Nord – Tripoli, Téhéran, Bakou, Moscou. Parvenu tout d’abord à Alger, il prend immédiatement contact avec l’ambassade russe, nous sommes en 1944, pour négocier son retour. C’est, bien sûr, pour qui connait la fin, ce qui s’appelle se jeter dans la gueule du loup, mais comment lui prêter la prescience qu’eut, par exemple, un Orlov, général du NKVD en poste en Espagne, qui comprit ce que signifiait son rappel à Moscou et fila aux États-Unis, mais que n’eut pas un Trepper ? Sur ce dernier et la liquidation de ce qu’on connait sous le nom de « l’Orchestre rouge », Ersler s’interroge encore : « On ne peut pas expliquer cela, je ne crois pas que c’était du sabotage, c’était simplement une bêtise absolue, un manque d’intelligence, on s’en fout des gens… »
Dans un premier temps, Moscou lui déroule le tapis rouge, le temps de rédiger un rapport. Il reçoit des billets pour l’opéra, le théâtre, des cigarettes, de la vodka à volonté et du lait concentré. Le métro de Moscou lui fait grande impression, si propre, si grand. Son arrestation intervient cinq mois plus tard, le 8 février 1945. De nuit, naturellement. C’est la nuit que travaillent les administrations, comme Staline. Pendant plus d’un an, le temps de l’instruction, il est emprisonné dans la célèbre prison de la Loubianka à répéter 150 fois sa biographie. De nuit, toujours. Cela peut durer jusqu’à cinq heures d’affilée. Interdit de dormir et, comme c’est aussi interdit pendant la journée, le sommeil est complètement déréglé. À cette époque et dans cette prison, on ne torture pas. Les coups sont proscrits. On insulte seulement. La torture psychologique suffit. « Dans le totalitarisme, la hiérarchie est très stricte, on ne peut rien faire sans autorisation, il faut l’approbation de la hiérarchie. » Il apprend qu’il relève de l’article 58. 6 pour espionnage. Espion de qui ? Des Allemands, des Anglais, des Français, de tous, en vrac. Seule, l’accusation d’espionner pour le compte des Allemands fait vaciller l’interrogateur lorsqu’il apprend qu’Ersler est juif. Après six à sept mois d’instruction, il décide d’avouer : mieux vaut être fusillé que continuer cette existence misérable. Il s’invente une vie d’espion. Son interrogateur s’en doute-t-il ? Il s’en fiche, ce qu’il veut ce sont des aveux cohérents à faire remonter à sa hiérarchie. Ersler joue donc le jeu. Qui en vaudra la chandelle : dix ans de prison et pas d’exécution. Il se trouve qu’entre fin 1945 et début 1946 Staline a aboli la peine de mort : « Je suis tombé dans la bonne période ». Dès lors, il est mieux traité, peut dormir, reçoit un peu plus à manger et passe par l’autre prison célèbre, la Boutyrka, avant de rejoindre celle de Vladimir, à 250 km à l’est de Moscou.
De ce temps passé « en état de mort sociale », il dit qu’il put à tout le moins l’utiliser pour « repasser le passé »… mais il use d’autres stratégies de survie mentale. Ainsi lit-il autant que possible, il trouve dans la bibliothèque de la prison dont les collections datent de l’époque tsariste tout Dostoïevski, dont il adore L’idiot, tout Hugo, tout Zola, Le rouge et le noir de Stendhal qu’il lira cinq fois, et même Bakounine. Sans oublier Lénine, bien sûr. Il apprendra le japonais avec un capitaine, membre des services de renseignement de l’armée japonaise, fait prisonnier en Mandchourie et il finit par connaître près de 200 idéogrammes. Il a conservé ses cahiers et même confectionné, véritable œuvre d’art ou d’ingéniosité, un dictionnaire russo-japonais composé sur des feuilles volantes patiemment reliées les unes aux autres.
Ersler ne fera pas l’expérience du goulag. Les camps, il en apprendra l’existence, les règles et le quotidien par ses codétenus. Or, si l’univers des camps est bien connu, ne serait-ce que grâce à Soljenitsyne, Chalamov ou Jacques Rossi, celui des prisons l’est moins. Elles présentaient des avantages par rapport aux camps. D’abord, elles étaient propres, l’administration ayant la hantise des épidémies, des punaises, des poux. Rasage du crâne et bain tous les dix jours. Les prisons soviétiques sont plus propres que La Chave, la prison de Marseille ! Autre avantage, on n’y travaillait pas. Mais l’inconvénient, c’était précisément l’ennui qui en découlait. Seuls ceux qui lisaient avaient une chance de s’en sortir, alors qu’en camp il y avait, bonne ou mauvaise, une vie sociale. On pouvait mourir à la tâche, mais pas d’ennui comme on pouvait littéralement le faire en prison, ce « cimetière de vivants ». (Interrogé sur ce sujet, il dit que c’est la raison pour laquelle il est tout à fait possible que les membres de la bande à Baader se soient suicidés dans la prison de Stammheim en 1977.) Lorsqu’il leur était proposé d’aller en camp, la plupart des prisonniers s’inventaient un métier pouvant servir à l’entretien des camps pour être choisis ! Il a parlé, dit-il, à environ 200 prisonniers russes, un échantillon suffisant pour un sociologue sur le tas comme lui. À son avis, la prison de Vladimir était peuplée de 25 % de communistes, 25 % de sympathisants, 25 % de neutres et 25 % de droit-commun. Il y avait près de dix millions de détenus dans les camps à la fin de la guerre, mais seulement quelques milliers dans les prisons centrales. Quant à lui, s’il se dit encore « croyant », terme qu’il utilise à plusieurs reprises, il le cache. Il ne dit jamais à personne qu’il est communiste, il ne parle politique avec personne.
Il trouve aussi un dérivatif à l’ennui (ce qui ne l’empêchera pas de faire à son tour une tentative de suicide) grâce à des contacts avec des officiers allemands, s’entendant bien avec certains d’entre eux, il a même gardé des contacts après la guerre avec le bras droit de l’amiral Canaris.
La situation s’améliore en 1953, mais c’est le 5 juin seulement qu’il apprend la mort de Staline, survenue trois mois plus tôt. Les prisonniers reçoivent le droit d’écrire pour demander la révision de leur procès, ce que fait Ersler, encore convaincu de la validité du modèle soviétique. C’est alors qu’il tombera dans un piège en acceptant d’écrire sur les autres prisonniers comme on le lui propose. Un piège qu’il ne comprend pas vraiment, mais il veut montrer qu’il est resté un vrai communiste. Il écrit sur les officiers allemands, ainsi sur ce Bekerlé, un général ancien SA qui lui raconte la liquidation des SA par Hitler autour de Röhm, lui-même, par chance, étant en vacances, et qui fut l’ambassadeur du Reich en Bulgarie. Les Allemands seront libérés avant lui et couleront pour la plupart des jours heureux, certains recevant même une pension comme victimes du stalinisme.
Fin septembre 1954, il est transféré à Moscou, la révision de son procès est en cours. À la Loubianka, en huit ans, l’atmosphère a changé. Toute l’ancienne haute hiérarchie a été fusillée. Il sera interrogé pendant des mois « mais de manière très correcte ». Pendant la Pâque juive, il reçoit 10 à 15 kg de matzot de la communauté de Moscou !
Un jour de mai 1956, le juge d’instruction le convoque, se lève et lui tend la main : « Camarade ! Mes félicitations ! C’était une erreur, le passé c’est le passé, les choses ont changé. » Conformément au règlement, il a trente minutes pour lire son dossier, soit 800 pages. Il trouve le nom de son dénonciateur, Gouzovski, un apparatchik de l’ambassade soviétique à Alger qu’il avait tout de suite identifié comme « un Russe bête », alors qu’avant il avait eu affaire à des « gens du NKVD, intelligents, des gens de haut niveau ».
Douze ans de prison… Libre, mais où aller sans famille ni argent ? Reconnaissante, la patrie soviétique à laquelle il a rendu de « grands services » comme il est dit dans son dossier, a pensé à tout : on va l’aider à réapprendre l’espace, la lumière car la vue s’atrophie en prison, à ne pas trop manger. On lui remet une somme d’argent importante liée à sa réhabilitation, un numéro de téléphone à composer en cas de problème – avant d’aller se refaire une santé au bord de la mer Noire. Tennis, baignade, balades dans le Caucase, soirées dansantes et même aventures sentimentales… limitées car la sexualité est atténuée par des années de détention.
S’il veut retourner en Pologne, avec, dit-il, « une foi intacte » dans le communisme, c’est pour retrouver non seulement sa famille (sa mère), mais aussi les camarades de l’Espagne. Il ne dira rien quand on l’interrogera sur ses années de prison. « J’avais pris l’habitude de ne pas parler pendant toutes ces années, en plus, avant, dans la Résistance, j’avais appris à me taire […] Je ne voulais pas parler. Était-ce parce que, inconsciemment, je ne voulais pas me séparer de mon passé ? Ou était-ce par devoir de ne pas compromettre l’autorité soviétique ? »
En Pologne, il redécouvre bientôt le nationalisme polonais, puis l’antisémitisme qui l’avait conduit à quitter le pays en 1930. L’histoire, avec un bémol, se répète en 1968 lorsqu’il choisit de nouveau l’exil en prévision de la vague d’antisémitisme au plus haut sommet de l’État polonais. « Chaque patriotisme est le premier pas vers le nationalisme, le chauvinisme, le fascisme. » Il est vraisemblable que c’est la raison qui l’a poussé à quitter également Israël, après avoir tenté de s’y installer, seul pays où lui, l’apatride cosmopolite, pouvait échouer. Mais par un de ces hasards dont l’histoire allemande a le secret, il obtient la nationalité allemande, car sa ville de naissance, Wloclawek, appartenait à l’Empire allemand en 1913, année de sa naissance…
Celui qui ne voulait pas parler lèguera, outre ces cinquante heures d’entretien ici rigoureusement décryptées, un fonds d’archives imposant sur les Brigades Internationales qu’il aura constitué jusqu’à son dernier jour. L’Espagne, encore et toujours.
Un récit sans archives (ou presque), un verbatim où l’on relèvera cette réflexion du sociologue à l’adresse des historiens : « en dernière analyse se pose la question de savoir si des documents hic et nunc dans le cadre inquisiteur d’une procédure policière judiciaire soviétique revêtent un statut probatoire supérieur à un témoignage publié plusieurs décennies après les faits ».