Catherine Lovey, écrivaine suisse romande, détaille dans Histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir une relation étrange entre une femme et un homme, voisins de palier. Cette « histoire » est racontée par le personnage féminin dans une langue très précise, en quarante-cinq courts chapitres qui sont autant de mouvements destinés à décrire ce qui pourrait sembler quasiment indescriptible, tant cette « histoire » est à la fois extraordinaire et tout à fait ordinaire, à la manière d’un conte, genre auquel elle emprunte certaines caractéristiques.
La narratrice emménage dans un immeuble banal et dans un appartement tout aussi insignifiant. Son voisin de palier est « l’homme qui ne voulait pas mourir », un « brave homme audacieux » comme l’indiquent les premières pages du récit. Mais la rencontre avec « l’homme qui ne voulait pas mourir » est d’abord celle d’une femme qui part pour toujours, après plusieurs années passées là, sans bruit, munie d’une simple petite valise. Point de départ de cette histoire qui produit sur la narratrice une impression très forte, au point qu’elle envahit toutes les premières perceptions de son nouvel environnement, et qu’elle grave en elle une image puissante et fantasmée de ce voisin qu’elle rencontre quelques jours plus tard.
Cet homme et cette femme se lient au fil du temps. Mais en disant cela, on ne dit rien, ou si mal, car c’est précisément dans la relation entre la narratrice et son voisin, plus âgé qu’elle, que réside toute la singularité du récit. « L’homme qui ne voulait pas mourir » est originaire de Hongrie, même si la narratrice n’est jamais complètement certaine de la véracité des informations qu’il donne à son sujet. Il s’appelle Sándor, occupe un poste manifestement assez important dans le monde des affaires, a des idées politiques bien arrêtées, se montre affable, d’une très grande courtoisie, témoigne souvent d’une délicatesse assez spirituelle, tout en manifestant à certains moments une brusquerie presque incongrue. Assez rapidement, la narratrice apprend, de Sándor lui-même, qu’il suit un traitement pour un « problème de santé parfaitement identifié et qui serait bientôt derrière lui » et que ce traitement entraîne d’importants effets secondaires. La maladie s’annonce et s’énonce dans ces phrases toutes faites dont la narratrice perçoit parfaitement la part d’artificialité tout en sachant également que Sándor « ne s’abritait pas derrière des mots passe-partout pour s’éloigner en conscience de la réalité ».
Le lien qui se tisse entre Sándor et la narratrice s’enrichit de tous ces moments qu’ils passent ensemble, le plus souvent provoqués par une demande de Sándor qui ne se formule pas explicitement, du moins dans les premiers temps. Ce simple voisin devient une présence permanente pour la narratrice, attentive à ses déplacements, à ses absences, et à son état de santé qui ne cesse de se dégrader. Les restrictions de déplacement entraînées par la pandémie favorisent ce rapprochement entre cet homme et cette femme sans qu’elles les expliquent pourtant totalement. Cette relation n’est jamais amoureuse, et ne favorise pas d’intimité particulière entre les deux personnages, ce qui est peut-être le plus déconcertant pour le lecteur. Quelque chose de très puissant et de très mystérieux pourtant les unit, un lien aussi intense qu’inexplicable. À moins peut-être de penser que la mort à venir, cet avenir que nous avons tous en commun, agit ici non pas comme un révélateur, car il n’y a pas dans le récit de Catherine Lovey de révélation fracassante et extraordinaire, mais comme une sorte de souffle créateur. L’aspiration à la vie qui finit par résonner de manière insensée chez Sándor donne lieu à des pages déchirantes sur la manière dont la vie persiste dans des gestes pouvant sembler dérisoires, les rendant sublimes, comme ces promenades matinales dans un bosquet voisin qui occupe une place importante dans le récit, ou la manière dont Sándor a déposé dans sa chambre un livre à la couverture bleue dont on ne dira pas davantage non plus.
Sándor demeure en partie une énigme pour cette jeune femme qui, au fil des pages, tente de cerner son voisin, mais, en refermant le livre, une énigme plus grande encore demeure pour le lecteur, celle qui entoure la narratrice. Tout au long du récit, on guette les indices qui pourraient nous renseigner sur qui elle est. En proie à l’accablement, dont on ignore les causes, assaillie par des mauvaises nouvelles dont on n’apprendra rien, enfermée dans cette boîte du temps, livrée à un monde dans lequel tous continuent d’agir comme si de rien n’était alors qu’ils vivent sous une « menace permanente », elle est capable de la plus grande délicatesse, s’absorbe progressivement dans cette relation avec Sándor, tout en notant parfois que les demandes de son voisin contrarient certains de ses projets (qui restent eux aussi très évasifs). Elle passe des appels téléphoniques mais pourtant la solitude la plus totale semble régner autour d’elle. Pourquoi arrive-t-elle dans cet appartement ? De quoi est fait son passé ? Après une visite à l’hôpital au chevet de Sándor, elle marche longtemps au hasard, avant de se décider à prendre un des derniers trains pour rentrer chez elle, dans un « état de forte perturbation » : « Durant ce trajet, et sans que je n’y comprenne plus rien, je m’étais mise à pleurer d’une manière si tranquille, si naturelle, que je n’eus le réflexe de chercher un mouchoir que lorsque des larmes qui s’étaient faufilées sous le col du chemisier commencèrent à me chatouiller en glissant vers le creux de la poitrine. » De quoi sont faites ses larmes silencieuses ? Comme à plusieurs reprises dans le récit, cette femme au contact de Sándor laisse malgré elle échapper une bribe d’elle-même. Mais une bribe seulement.
Histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir est un récit captivant, d’une maîtrise impressionnante, tant chaque mot, chaque phrase sonnent parfaitement juste. Et le souhait de la narratrice alors qu’elle sait que « l’homme qui ne voulait pas mourir » est en train de mourir semble faire écho à ce qu’entreprend Catherine Lovey dans ce magnifique livre, qui paraît plus de dix ans après son précédent (Monsieur et Madame Rivaz, Zoé, 2016) : « Je voulais des mots qui seraient d’une envergure suffisante pour faire de la place à la mort, sans lui laisser tout le champ. Des mots d’une tranquillité parfaite, capables d’avancer l’un après l’autre dans la conscience que la mort grignote déjà cette journée, grignote déjà cette nuit, qu’elle y est en effet, et qu’il n’y a aucun sens à se comporter comme si elle n’était pas là. Et dans le même temps, je devais veiller à ce qu’il y ait à l’intérieur de ces phrases assez de fermeté pour dire quelque chose de la vie, de ce qui peut rester d’elle jusqu’au bout. La force des liens, la puissante sensation de ce qui nous unit et nous porte à travers l’amitié, l’amour, et aussi cette plénitude ressentie face à tout ce qui a été beau et le demeure. Parvenir à le dire sans marquer le pas, autant de fois qu’il le faudra, au nez et à la barbe de la mort. »