Après l’heure zéro

Dans Le temps des loups, Harald Jähner décrit avec précision et force cette Allemagne qui s’accommoda fort bien du régime hitlérien et peut-être mieux encore, à certains égards, de la défaite du Reich millénaire.

Harald Jähner | Le temps des loups. L’Allemagne et les Allemands (1945-1955). Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Actes Sud, 368 p., 24,80 €         

De nombreuses anecdotes et portraits donnent une image très expressive de ce pays libéré de la dictature et pas si malheureux que cela. L’occupation par les Alliés fut plutôt modérée. Plus un coup de feu ne fut tiré, la soumission aux Alliés fut totale et sans restriction. L’Allemagne, il y a peu encore hitlérienne, s’offrait avec passivité à qui voulait d’elle.

En 1945, d’un coup, l’Allemagne bascula d’une mémoire débordante de « détails révélateurs » (comme les marches forcées de déportés à travers les villes) dans une sorte de complicité si profonde qu’elle en était devenue largement inconsciente. Tout le monde savait tout, mais si grande était la peur que personne n’avait rien vu. ll faut avoir séjourné en Allemagne à la fin des années quarante du siècle passé pour mesurer à quel point tout le monde fut à la fois victime et partisan du régime hitlérien. « Zu Adolfs Zeiten hatten wir noch alles » (« du temps d’Adolf, on avait encore tout »), entendait-on souvent dire à cette époque de l’immédiat après-guerre. 

Le temps des loups – L’Allemagne et les Allemands  Harald Jähner
Vue aérienne oblique de bâtiments résidentiels et commerciaux en ruine dans le quartier Eilbek de Hambourg, Allemagne (photo prise par la Royal Air Force, juillet 1943) © CC0/WikiCommons

Harald Jähner brosse un tableau très vivant et très précis de la situation d’ensemble en évitant les commentaire superflus. Il dresse un inventaire parlant et exhaustif des quatre zones d’occupation, créées en 1945. Il montre l’étendue du marché noir des premières années. Le mur nord de la gare de Hambourg devint ainsi le présentoir d’ameublements échangés contre du beurre ou du jambon. 

On se jetait en même temps sur la littérature américaine, interdite jusque-là, et l’intérêt pour le théâtre se développa chez les particuliers (Theater im Zimmer). Le cinéma et les « cabarets » se portaient fort bien. Les livres étaient imprimés sur les rotatives en format journal (d’où les éditions de poche Rororo), compensation du manque de nourriture. 

Les différences sociales étaient très marquées, elles déterminaient l’accès qu’on avait au marché noir. Chacun tentait de « s’organiser » dans une Allemagne aux villes souvent presque totalement détruites (Berlin, Hambourg, Cologne, etc.) où, en plus des millions de sinistrés, erraient près de dix millions de DP (displaced persons), anciens déportés, prisonniers de guerre libérés pour la plupart sans recours et livrés à eux-mêmes, errant à travers l’Allemagne en quête de secours et d‘avenir.

Entre 1945 et 1950, à peu près dix-huit millions de personnes originaires de Silésie, des Sudètes ou du Mecklembourg furent expulsées et casées tant bien que mal dans le Schleswig Holstein, chez l’habitant, à raison d’une famille par chambre, c’était l’époque de la débrouille et, dans les trains, des compartiments tralala Reisende mit Tralesglasten (voyageurs avec objets encombrants) pour ceux qui portaient des pièces de charpente, des tuyaux ou d’autres objets encombrants pour se faire un abri au milieu des ruines.

Recevez chaque semaine la lettre d’information

Des  étudiants possédant une brouette purent, en la louant, fonder assez rapidement des entreprises de transport (à Kiel, par exemple), les professeurs d’université emportaient leurs pommes de terre dans leurs serviettes. Les immenses accumulations de pans de murs d’immeubles bombardés, tombés au milieu des rues, s’accumulaient peu à peu en collines de plusieurs dizaines de mètres de haut, les Monte Klamotte, les ravelins.

On racontait ses malheurs, ses nuits sous les bombes ou dans les décombres, sans jamais mentionner l‘horreur des déportations, sans parler des camps de concentration dont chacun connaissait l’existence et parfois même la proximité (Neuengamme aux portes de Hambourg).

La « Trizone » réunissait les zones britannique, française et américaine. En 1949 fut créée la « République fédérale d’Allemagne (RFA) en même temps qua la zone soviétique devint la RDA (République démocratique allemande).

Dès 1949, année de la réforme monétaire, quatre ans après la capitulation, l’Allemagne retrouvait la prospérité et la bonne conscience. On mit en avant le 20 juillet 1944, l’attentat contre Hitler, pour figurer la rare résistance dont les jeunes résistants de la Rose blanche exécutés en 1943 sont les figures majeures. En 1963, eut lieu le procès d’Auschwitz qui, d’un coup, plongea la prospère Allemagne de l’Ouest, en toute bonne conscience, dans l’esprit de réparation (Wiedergutmachung).

Le dernier chapitre du livre de Harald Jähner est intitulé « C’est un miracle que ça se soit bien passé ». En peu de temps, en effet, l’Allemagne s‘est retrouvée prospère et puissante, il ne restait nulle trace d’un effroyable passé d’oppression et de crimes. Non que le passé soit aboli, il ne cesse de refaire surface, mais ce que montre ce livre, c’est le basculement définitif, encore que toujours menacé, de l’Allemagne vers un Occident dont elle a toujours été le centre. Ce quotidien allemand que décrit si bien ce livre est entièrement nôtre.