Il est des livres qui, sans être eux-mêmes savants, savent défendre la science avec modestie, élégance et le sens heureux de l’anecdote. Le Jardin des Plantes d’Elvire de Brissac en donne un bon exemple.
Il est vrai que ce jardin célèbre et mal connu de Paris n’est pas un jardin comme les autres. Au promeneur qui fuit les vieux « embarras » de Paris et les travaux d’aujourd’hui, il procure un peu d’ombre et beaucoup de poussière. Mais bien des choses encore, des souvenirs et des étonnements. C’est même tout un quartier qui, par la vertu de la seule appellation des rues – rue Buffon, rue Cuvier, rue Jussieu, rue Geoffroy-Saint-Hilaire, rue Daubenton –, semble initier à une forme d’exotisme à la maison et à des temps immémoriaux.
Offert à Louis XIII en 1635 par son médecin, le surintendant Fagon, pour dissiper sa mélancolie, ce jardin royal a connu une histoire mouvementée et a même failli disparaître, victime de l’indifférence persistante de l’État, ou de la méfiance de l’Administration. Il est vrai que des herbes séchées qui portent un double nom latin et des animaux en cage, ou empaillés, cela n’a rien de bien séduisant ni de bien gratifiant.
Et pourtant. C’est Jean Héroard, le médecin d’Henri IV, qui avait ouvert la voie de ces scientifiques hors du commun qui préfèrent la pratique et l’aventure. Fagon rêve d’un jardin de simples et de plantes médicinales qui viendrait soulager un peu les maux du peuple ; la faculté de médecine – et, derrière elle, de théologie – veille cependant, méfiante, d’autant plus qu’on donne dans ce jardin des cours libres et gratuits, offrant un libre accès aux mystères du végétal et de l’animal. D’où l’opposition obstinée de la Sorbonne à la délivrance d’un diplôme par les botanistes. Un certain Guy de La Brosse, médecin du roi, botaniste passionné, libertin et incroyant, une sorte de mousquetaire de la botaniques, publie un Recueil des plantes du Jardin du Roi illustrée de 400 plaques de cuivre par Abraham Bosse en 1641. Le dessin se met au service de l’herbier, l’herbier permet de reconnaître la plante…
Autour du roi, certes, virevolte tout un univers médical, du premier médecin au plus humble valet. Molière n’est pas loin. Guérissent-ils plus aisément ? Mais les vrais botanistes vont au moins se former sur le terrain, comme Fagon, à Montpellier, et peu à peu le cabinet de curiosités de la Renaissance, fatras hétéroclite d’objets rares ou bizarres, cède la place à l’herbier moderne (le « jardin sec ») qui attire les dons de plantes étranges tandis qu’arrivent, en plus ou moins bon état, des animaux rares en provenance de pays lointains, aux fins de catalogage précis.
Sans doute les progrès de la connaissance, s’accompagnent-ils alors de la mainmise des marchands sur le monde. La création en 1664 de la Compagnie des Indes occidentales marque un tournant : véritable État dans l’État, « elle fait main basse sur le commerce du sucre, de la cannelle, des clous de girofle, du thé, du café de la noix de muscade », au prix – écrit l’auteure – du « déracinement » de millions de Noirs. À quel moment la curiosité devant les plus singulières manifestations de la nature se transforme-t-elle en volonté de puissance ? Quand des sensations éphémères se cristallisent-elles en substances précieuses ?
Elvire de Brissac ne propose pas de réponse à ces dilemmes peut-être toujours actuels si ce n’est l’exemple des grands botanistes associés à l’accroissement du jardin comme Buffon : esprit vraiment encyclopédique – son Histoire naturelle en d’innombrables volumes eut un immense succès –, très infatué de lui-même, soucieux de sa toilette, il agrandit le jardin en acquérant la rive droite de la Bièvre et l’on connaît en Bourgogne la grande forge de Montbard où il étudie le feu et le fer. Rousseau tombe en pleurs d’émotion quand il rencontre le savant en jabot et manchettes et qui pleure aussi. Quand Buffon meurt en 1788, viennent lui rendre hommage, dans l’église Saint-Médard drapée de noir, tous les amis du jardin, depuis les jardiniers (on a conservé leur nom, les Thouin) jusqu’à Thomas Jefferson, l’ambassadeur américain, et quelques écrivains qui ironisent.
La révolution française faillit être fatale au « Jardin » royal, les esprits étaient ailleurs, les savants suspects, mais c’est, semble-t-il, le conventionnel Lakanal qui eut l’idée ingénieuse de transformer le jardin « royal » en Muséum national, titre qu’il a conservé. La ménagerie est préservée et l’on confie au très honnête Daubenton le soin de veiller aux bijoux de la couronne.
C’est dans ce cadre que s’est développée la grande querelle de l’évolution des espèces, avec Lamarck, Cuvier, partisan des conceptions fixistes, et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, une querelle déterminante pour la notion d’évolution qui passionna Goethe à la fin de sa vie, comme on le voit dans les conversations avec Eckermann.
Elvire de Brissac n’oublie pas de mentionner les interrogations de Darwin ou les thèses du géologue Charles Lyell, mais c’est bien le sort de la ménagerie qui l’interpelle et, d’une façon plus générale, notre rapport à l’animal. Un petit regret dans ce contexte, l’absence – sauf erreur – de référence à la célèbre « panthère du jardin des plantes » du poème de Rilke, lasse de passer derrière les barreaux de sa cage. « Son regard est si las qu’il ne retient plus rien. »